Les Pères de l’Église lisent les Écritures pour répondre à un problème pratique de vie, au plan personnel comme au plan ecclésial. Augustin est un lecteur africain, tout autant original qu’inimitable. Il lit les Écritures au ras de sa propre vie, pour se comprendre lui-même et aider les autres à se comprendre. Chez lui, la foi prédispose le lecteur à une soumission inconditionnelle à l’autorité de l’Écriture. Une question vient, lancinante: comment le lecteur parvient-il à la connaissance de la Vérité qu’est Dieu? Augustin répond : par l’enseignement du Verbe Maître intérieur et par le vécu de la charité, don de l’Esprit. L’Esprit est au point de départ de la lecture, par l’inspiration du lecteur, et au point d’arrivée, par l’agapè. La présente contribution se propose de circonscrire la finalité christo-pneumatocentrique de la lecture augustinienne de l’Écriture. Si l’on reste fidèle à cette perspective herméneutique, on devrait pouvoir en reconnaître le bien-fondé, au plan de la lecture africaine de la Bible. Quatre grandes orientations retiendront notre attention, à savoir : de la lecture de l’Ecriture à la conversion, l’Écriture lue en contexte africain, l’effet rhétorique et sa finalité, l’herméneutique augustinienne du texte. 1. De la lecture de l’Écriture à la conversion Né le 13 novembre 354, à Thagaste (actuelle souk-Ahras, Algérie), Augustin connaît, tôt, une vie dissolue. Il cherche la Vérité en lisant des auteurs anciens et contemporains.Il s’intéresse à «l’art de la parole et du discours». En lisant l’Hortensius de Cicéron, il y découvre une figure voilée du Christ. Cette lecture éveille, chez lui, «un réel intérêt pour la Vérité». Mais, il découvre que le nom du Christ n’y était pas : nomen christi non erat ibi. Plus tard, Augustin s’opposera aux convictions des Académiques de Cicéron sur le doute universel et l’impossibilité de trouver la Vérité. Scandalisé par l’humilité de l’Écriture, il s’attache au manichéïsme. Il s’en sépare à cause de son pessimisme fondamental. Il jugera cette étape comme une «dure servitude» dès lors qu’elle l’éloignait du Verbe, «l’unique Vérité». De manière générale, il est déçu par sa recherche de la Vérité à partir des philosophies. Il perçoit la grandeur et les faiblesses de la métaphysique néo-platonicienne : celle de Plotin et de Porphyre. Des facteurs décisifs se greffent à sa longue marche vers la conversion : la prière de sa mère, Monique, la rencontre avec Ambroise (v.340-397). Augustin reçoit de ce dernier le baptème, suivi de son fils Adéodat et de son ami Alypius. La conversion d’Augustin est étroitement liée à sa lecture des Écritures, qu’il appelle ses «chastes délices ». Le point de mire est la scène du Tolle lege («Prends, lis»). Augustin y est façonné par la lecture de Rm13, 3. Par là, il achève son parcours de chercheur infatigable de la Vérité, en découvrant le Christ. Le Christ du Tolle lege est le Verbe Pédagogue, Médiateur de la vie nouvelle, la Vérité et la Sagesse. Il est le Dieu humble fait homme, devant qui toutes les prétentions s’agenouillent. Augustin écrit à ce propos : «L’exemple d’un Dieu humilié qui a éclaté au temps favorable par Notre Seigneur Jésus Christ : devant un tel exemple tout orgueil plie [conversion de l’intelligence et de la volonté], se brise et s’évanouit [...] Les philosophes mêmes de la famille platonicienne doivent [...] baisser pieusement la tête devant le Christ [...] et reconnaître en lui le Verbe de Dieu fait homme [...]». 2. L’Écriture lue en contexte africain Il n’y a pas d’herméneutique de texte sans contexte de lecteur. Augustin lit les Écritures en tant qu’Africain, pasteur et théologien. Comme Africain, il est berbère de par ses parents, descendants des Numides autochtones. Thagaste est un foyer de la civilisation berbère. Le latin y est parlé et écrit par l’élite intellectuelle et administrative. Mais la grande majorité de la population s’exprime dans le lybico-berbère. A Thagaste, puis à Carthage, Augustin bénéficie d’une formation élytiste dans les lettres, la grammaire et la réthorique. A Madaure, le programme porte sur l’étude des auteurs latins classiques, tels que Virgile et Cicéron, et des auteurs africains, tel qu’Apulée de Madaure. La formation d’Augustin comporte deux grands axes : l’art de la parole et l’explication du texte. Comme pasteur et Évêque d’Hippone, en Numidie, Augustin partage les fruits de sa lecture de l’Écriture dans ses Sermons aux peuples d’Afrique. L’examen de ces Sermons révèle quatre traits principaux : l’importance de l’auditeur; l’explication littérale du texte et le déploiement de son sens; l’appropriation du sens du texte dans la vie de l’auditeur; l’achèvement du texte dans une communication oratoire et sa finalité esthétique. Analysons brièvement le texte du Sermon pour l’Ascension : Serm.«Mai» 98, et celui de l’homélie sur le Psaume 148 . Premier trait: Augustin sollicite son auditeur ou auditoire. Il l’invite à l’accompagner dans sa lecture : «Aujourd’hui notre Seigneur Jésus Christ monte au ciel; que notre coeur y monte avec lui». Deuxième trait: Augustin fait entrer progressivement son auditeur dans l’explication littérale du texte jusqu’à son interprétation. En faisant consteller d’autres textes, il cite un texte d’Écriture: «Écoutons ce que dit l’Apôtre : Vous êtes ressuscités avec le Christ. Recherchez donc les réalités d’en haut [...] ». Le principe est simple : l’explication de l’Écriture par l’Écriture elle-même. Le sens émergera au travers de petites unités significatives: «Lui a été élevé au-dessus des cieux; cependant il souffre sur la terre toutes les peines que nous ressentons nous ses membres». A notre point de vue, ces unités comporteraient les deux premiers sens de l’Écriture chez Augustin : selon l’étiologie et selon l’analogie. Dans l’analyse du Psaume 148, Augustin utilise le jeu de question et réponse pour aider son auditoire à faire une lecture fructueuse. Quel est en effet l’aboutissement d’une lecture fructueuse? La réponse est sans emphase : lorsqu’un sens du texte est découvert. Troisième trait : Augustin spécifie le mode d’appropriation du texte en contexte de l’auditeur africain. Chaque fois qu’un sens est trouvé, une appropriation correspondante advient. S’agirait-il d’une simple pause stylistique ou d’une distension de l’appropriation? On parlerait volontiers d’une sorte de prolégomènes à l’acte d’appropriation visant à stimuler d’autres. Le libellé du texte semble l’indiquer : «Pourquoi ne travaillons-nous pas aussi, sur la terre, de telle sorte que par la foi, l’espérance, la charité, grâce auxquelles nous nous relions à lui, nous reposerions déjà maintenant avec lui, dans le ciel?». La suite de ce texte illustre mieux encore notre argumentation : «Évidemment, nous le louons maintenant, quand nous sommes rassemblés dans l’église; lorsque chacun s’en va chez soi, il semble cesser de louer Dieu. S’il ne cesse pas de bien vivre, il loue Dieu continuellement. Ta louange ne cesse que lorsque tu te détournes de la justice et de ce qui plaît à Dieu. Car si tu ne te détournes jamais de la vie vertueuse, ta bouche est muette, mais ta vie est une acclamation et Dieu prête l’oreille au chant de ton coeur». L’acte d’appropriation a donc une propension dynamique, c’est-à-dire il fait appel à d’autres appropriations; il évolue d’appropriation en appropriations. De sorte, le sens trouvé dans le texte n’est jamais univoque. Il est toujours inscrit à l’intérieur d’une polysémie. Déjà, dans la péricope étudiée, deux types d’appropriation se côtoient : éthique et mystique. Au plan éthique, un sens analogique se dessine. L’auditeur est invité à bien vivre : selon la justice (espace d’expérience commune) et selon la vie vertueuse (espace d’expérience chrétienne) . Cependant un autre texte, le Sermon pour l’Ascension, va en-deça d’une simple appropriation éthique. Au plan mystique, Augustin conduit progressivement son auditoire à une appropriation contemplative d’allure eschatologique. D’où un quatrième trait de sa théorie de lecture : la communication vivante. L’opération herméneutique en cours est celle de l’esthétique de la rhétorique : conduire à ce qui élève l’âme. Loin de clore l’entreprise signifiante, la lecture repart sur les virtualités polymorphes du sens. L’on cherchera partout jusqu’à ce que se détâche un sens que l’on appelerait improprement sens final. Nous avons ainsi quatre sens de l’Écriture chez Augustin: selon l’histoire, selon l’étiologie, selon l’analogie et selon l’allégorie. Comme théologien, Augustin est engagé dans les grandes problématiques des Églises africaines: le paganisme et le donatisme. C’est depuis sa jeunesse, à Thagaste, qu’il côtoie des païens. A leur endroit, il privilégie le dialogue. Son ascendance berbériste s’affiche comme une note inculturante dans sa lecture de l’Écriture. Le texte du Commentaire sur l’Évangile de Jean l’indique à merveilles: «Comme le dit l’Apôtre Pierre : Le Christ a souffert pour nous et nous a laissé son exemple afin que nous suivions ses traces : c’est cela, lui en offrir autant. Si nos célébrations sur leurs tombeaux ont un ardent amour, si nos célébrations sur leurs tombeaux ont un sens, si nous prenons place à la table du Seigneur, pour le banquet où ils se sont eux-mêmes rassasiés, il faut que, comme eux, nous sachions en offrir autant.C’est pourquoi, nous faisons mémoire des martyrs, en prenant place à cette table, non pas afin de prier pour eux comme pour les autres défunts qui reposent dans la paix : c’est bien plutôt afin qu’ils prient pour nous, et que nous suivions leurs traces. Car ils ont accompli cet amour dont le Seigneur a dit qu’il ne peut en être de plus grand. Ils ont offert à leurs frères cela même qu’ils ont reçu à la table du Seigneur». Que dire du schisme donatiste? Une querelle, par les bords, fabuleuse, serait à l’origine. Elle mettrait en intrigue l’exubérance du culte des martyrs, tenue par une certaine dame influente de Carthage, Lucilla, et l’autoritarisme d’un prêtre féru de l’orthodoxie, Cécilien.L’allusion à une démesure du culte des martyrs nous paraît réductionniste. Trois objections se profilent. La première objection est la suivante : en Afrique ancienne, la tradition de la synodalité confirme au contraire la maturité des Églises. Voici la deuxième objection : ces Églises ont été des pionnières de l’orthodoxie jusqu’aux grands conciles christologiques. La troisième objection se récapitule en ceci : ce n’est pas tant le culte des martyrs qui est en cause. Ce culte est bien intégré dans la chrétienté antique en général. De plus, la condamnation de Donat n’a nullement été assimilée à une hérésie. Son exil est ratifié dès lors que la paix de l’Église a pu dépendre du glaive impérial. Ces éclaircissements nous amènent à cibler distinctement l’apport d’Augustin. La question semble être toujours celle qui accompagne les périodes difficiles de persécution, notemment celle de Dioclétien, en 303. L’Église d’Afrique du Nord est quelque peu austère sur le contenu de principe de l’imitation du Christ. La situation de ceux qui ont failli à la foi, les lapsi, ceux surtout qui ont accepté de livrer les livres saints à l’empereur, les tradere, suscite deux modes d’appréciation: le rigorisme et la modération. Donat accuse un des évêques consécrateurs d’avoir ‘‘livré les livres saints’’: tradere. L’amalgame de la situation n’a pas échappé au pouvoir impérial, de Constantin (306 à 337) à Honorius (395-423). Augustin entreprend de nombreuses ambassades auprès de ses confrères évêques et donne sa contribution au Concile de Carthage, le 13 septembre 401. Il montre sa perception du problème: la modération. Il enseigne la justice et la miséricorde de Dieu, l’unité de l’Église fondée sur les Écritures, l’humilité dans la victoire. 3. L’effet rhétorique et sa finalité L’intérêt pour l’auditeur nous amène à réfléchir sur la fonction rhétorique de l’herméneutique augustinienne du texte. Cette fonction ravive un problème connexe : l’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans la lecture. Il y a une difficulté que l’on ne saurait niveler : le rapport du texte au lecteur est différent du rapport du locuteur à l’auditeur. Cependant, il n’y a pas antinomie entre l’affectation du lecteur à partir du texte et l’affectation de l’auditeur vis-à-vis du locuteur. Augustin écrit dans une perspective de complémentarité des discours. Une infiltration s’effiloche: la voix et la parole. Dans le Sermon pour la nativité de Jean Baptiste, la voix est appréhendée au plan humain. La parole s’interprète comme un mode de présence de la divinité. Augustin parle de la «divinité de la Parole». La conséquence immédiate est la suivante : le texte n’est pas seulement ‘‘lu’’ mais ‘‘parlé’’ et ‘‘écouté’’. Ceci justifie comme une visée première de l’étude de l’Écriture chez Augustin : l’instruction du peuple. Il est, sur ce point, redevable d’Origène. Cela dit, Augustin, face à son lecteur, s’interpose comme un locuteur face à son auditeur. L’effet rhétoriquee institue le lecteur au titre d’auditeur et d’interlocuteur. L’interprétation est ainsi conduite vers cet achèvement du texte dans l’art de savoir bien dire les choses. La rhétorique est précisément l’art de l’affectation de l’auditeur. A quelle finalité nous introduit-elle? Primo, elle dévoile dans la locution d’Augustin l’importance de son auditoire africain. Secundo, elle détermine un rapport dynamique avec le lecteur africain actuel. Devant son auditeur ou son lecteur, le texte n’est jamais muet; il ‘‘parle’’. L’effet rhétorique (du texte à partir de son auteur) et l’effet esthétique (du lecteur à partir du texte) se compénètrent. L’Écriture lue par Augustin suit ces méandres jusqu’à sa personnification dans le Verbe. Première étape : compréhension du texte et compréhension de soi. Le principe est le suivant : par la médiation de la lecture, une circularité s’établit entre le texte et le lecteur. Dès l’abord, chez Augustin, cette circularité est marquée par l’exigence de conversion. La conversion détermine la tension vers la compréhension de soi. Elle est oeuvre de l’Esprit-Saint dans l’activité interprétative. La circularité du rapport texte et lecteur, chez Augustin, est à la fois horizontale et verticale. Elle va des choses extérieures vers l’intériorité de la conscience, et de cette intériorité aux choses supérieures. Le lecteur est tourné vers le soi et l’Autre dans un va-et-vient permanent. Ce n’est pas seulement la subjectivité du lecteur que le texte affecte. Il exprime l’ouverture du créé dans son élan de retour au Principe. La lecture de l’Écriture se trouve ici en situation dialectique. Elle appelle à rentrer en soi-même et fait communier à la magnificence du créé, signe du Créateur. Ce à quoi elle aspire coïncide avec ce vers quoi tend la création. Le lecteur ne lit jamais seul; il lit à partir de son monde. Son monde et celui du créé se conjuguent. Ce point ponctue, chez Augustin, le rapport entre la visée ultime de la lecture de l’Écriture et la Trinité créatrice. Deuxième étape : le travail du sens de l’Écriture comme oeuvre conjointe du Verbe de Dieu et de l’Esprit-Saint. Le Verbe et l’Esprit sont les deux principaux Agents interférant dans la lecture de l’Écriture et son appropriation. D’après Augustin, la recherche du sens est guidée par le Maître intérieur. Qui est le Maître intérieur? Il s’agit d’une affirmation du principe d’unité des Personnes divines. Pourtant, son attribution au Christ est sans-façons symptomatique. En témoigne ce fragment : «C’est le Maître intérieur qui instruit, c’est le Christ qui instruit, c’est son inspiration qui instruit. Là où ne sont pas son inspiration et son onction, c’est en vain qu’au-dehors retentissent les paroles». Du reste, il y a mention explicite d’une «autorité de l’Esprit Saint» dans l’œuvre d’Écriture. Dans le De consensus euangelistrarum, Augustin confirme l’emprise de l’Esprit-Saint sur les rédacteurs des Écritures. C’est ce qui explique leurs divergences. Malgré cela, le travail de l’Esprit-Saint ne rend pas désuette la coopération humaine dans la rédaction. On fait surtout cas de l’inspiration. L’Esprit-Saint inspire d’abord les prophètes et les évangélistes et, ensuite, le lecteur croyant. D’où Augustin vient à concevoir une «illumination intérieure» du lecteur. Par ce terme, il indique l’ouverture de l’intelligence à l’écoute du Maître intérieur. Il définit par là la relatio du Verbe et de l’Esprit dans leur action commune. Quelles en sont les conséquences au plan de la lecture et de l’interprétation de l’Écriture? En premier lieu, l’accent est mis sur le travail du Verbe Maître intérieur. Par la médiation de l’Écriture, le lecteur est amené à se laisser enseigner par le Verbe. Il participe ainsi à sa propre guérison intérieure. L’herméneutique augustinienne promeut ici une christologie du Verbe de Dieu-Enseignant. Si l’Écriture enseigne, c’est en tant que le Verbe lui-même enseigne. Ce qui justifie que l’Écriture soit de l’ordre de la dispensatio temporalis. En ce sens, elle a un caractère de ‘‘médiation provisoire’’, le telos étant la contemplation du Verbe. On comprend pourquoi, chez Augustin, plus que chez Origène, la conception de l’Écriture comme texte se double d’une dimension de Parole de Dieu axée sur le Christ Verbe du Père. La valeur médiante de la parole humaine est mêmement prise en compte. Le Père nous parle par son Verbe qui est sa Parole aeterno more. Dans le Verbe se révèle aussi le mystère de l’Église qui, par les Apôtres, est responsable de la prédication et de l’interprétation. En second lieu, l’intérêt est mis sur le travail de l’Esprit Maître intérieur identifié en propre comme donum Dei. Que signifie donum Dei? Le De spiritu et littera associe le Don de l’Esprit au don de l’amour par rapport à la Loi. Dans le De Trinitate, c’est au cœur des relations trinitaires que l’expression trouve son explication. Augustin argumente sur la nature de ce Don, en définissant le caractère distinctif, depuis la source, du nom de l’Esprit-Saint. Le terme donum Dei spécife le rôle de l’Esprit-Saint Maître intérieur dans l’oeuvre du sens. Autant la lecture de l’Écriture est christocentrique, autant elle est pneumatocentrique. L’Esprit-Saint est l’acteur de la fécondité inépuisable du sens. La multiplicité des sens est une richesse et une manifestation de la providence; elle est voulue par l’Esprit-Saint. En cas d’interprétation ambigüe, Augustin propose de recourir au principe de la charité, de la piété et de la crainte de Dieu. Troisième étape : l’importance des «règles» de l’interprétation : la part de l’humain et le préalable de la foi. Une question est restée en suspens: comment le lecteur parvient-il à faire parler le texte en sus du travail du Verbe et de l’Esprit-Saint? Augustin n’a pas comme tel fixé des «règles» particulières de l’interprétation. Mais, il en a énoncé les conditions, en empruntant beaucoup à la démarche grammatico-rhétorique ancienne. Ces conditions sont notifiées suivant trois pôles: Dieu, le texte et le lecteur. En fonction du pôle divin, Augustin pose l’autorité divine de l’Écriture. Il s’agit d’un principe préliminaire à l’élaboration du sens. A partir du pôle du texte, Augustin souligne l’objectivité du sens décodé dans l’Écriture. Il part d’une conviction fondamentale: Dieu utilise le langage humain pour s’adresser aux humains. De même que l’Écriture a une origine divine, de même elle est insérée dans une médiation humaine. Celle-ci postule à l’objectivité grâce à l’étude du texte en tant que texte. Chez Augustin, le traitement de l’Écriture comme texte passe par la recherche de ce que l’hagiographe a voulu exprimer. Le travail sur le texte invite à recourir aux sciences des nations. Il implique une correspondance entre croire et interpréter. Le sens de l’Écriture ne se livre que par un propos de grâce et de gratuité. Il est le fruit de la kénose chez le lecteur. La démarche de foi est requise, comme le souligne Isabelle Bochet: «Le rapport au texte biblique ne peut donc être un rapport purement critique, où le sujet «évalue» le texte et en détermine le sens en fonction de ses propres goûts, opinions ou habitudes ou encore en fonction de la seule raison : prétention du sujet qui alors «juge» le texte au lieu de se laisser juger par lui - ce qui est une forme de la praesumptio - est négation de l’autorité divine du texte». L’ambition de la lecture est de chercher le telos enfoui dans le texte. Le telos est inscrit, à travers toute l’histoire du salut, en celui qui est l’unité de l’Écriture : le Christ Jésus. Voici l’axiome augustinien : le Nouveau se cache dans l’Ancien, l’Ancien se dévoile dans le Nouveau. L’édifice herméneutique tend vers ce but final. Ce sera à l’exégèse allégorique d’en établir les règles. Du pôle du lecteur humain, Augustin oriente l’entreprise du sens vers une expérience mystique. S’approprier l’Écriture, c’est habiter le monde de Dieu. L’interprétation est conduite plus loin que le seul souci du sens : la contemplation. Quatrième étape : la finalité de la lecture comme acte d’appropriation et de vérification sous la conduite de l’Esprit-Saint. La conviction de fond se pose en ces termes : l’Esprit-Saint Don de Dieu est capacité d’aimer découlant de l’Écriture. Le point de vue d’Augustin est, à cet égard, quelque peu fracassant: «Ainsi donc, quiconque n’a pas reçu de l’Esprit Saint ce grand privilège qui lui fait aimer Dieu et le prochain, ne passe pas de la gauche à la droite». « C’est le don de l’Esprit Saint, appelé charité par appropriation […] qui réalise cette unité, qui fait que Dieu demeure en nous et nous en Dieu. Et le Christ, Fils de Dieu, est le sacrement de l’amour de Dieu pour nous ». Lire l’Écriture, c’est, en définitive, apprendre à aimer Dieu et le prochain, dans la fécondité de l’Esprit don d’amour. Concluons. En raison de son ingéniosité dans le rapport texte et lecteur, la lecture augustinienne de l’Écriture reste actuelle. Elle nous a amenés à faire un pas en direction d’une conciliation heureuse entre textualité biblique et contextualité africaine. Là est son originalité. Le point commun avec un Origène, par exemple, est leur intérêt de l’Écriture, en tant que texte, et le déferlement de son appropriation vers une saisie christo-pneumatocentrique. Père Luc Augustin SAMBA Doctorant, chargé de cours (2008-2009) Université Saint Paul d’Ottawa (Canada)
Voir Saint AUGUSTIN, Confessions, III, 4; Anne Marie LA BONNARDIERE, «Initiation biblique d’Augustin », dans Anne Marie LA BONNARDIERE, (éd.), Saint Augustin et la Bible, Paris, Beauchesne, 1986, p. 27. Voir Saint AUGUSTIN, Confessions, V, 13, 23-24; VI, 6, 6; Ambroise a certainement puisé, chez Origène, l’explication figurée des Écritures. La mise en chantier des Sermons d’Augustin est marquée par deux moments significatifs. Le premier moment concerne la découverte, en 1975, par le viennois Divjak, d’un lot de vingt neuf Lettres, dont vingt sept totalement inconnues, à la Bibliothèque municipale de Marseille. Le second moment tourne autour de l’attention portée, en 1990, sur vingt six Sermons d’Augustin, par le français Dolbeau, sermons provenant d’un manuscrit de soixante deux sermons conservés à la Bibliothèque de Mayence; voir DOLBEAU, (éd.), Augustin d’Hippone, Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2001. Pour notre part, les Sermons d’Augustin prouvent le soin particulier dont l’évêque d’Hippone entoure son auditoire africain. La prédication y prend l’allure d’une cathéchèse pour le Peuple de la foi. Voir Saint AUGUSTIN, Serm.«Mai» 98, 1-2, PLS 2, 494-495; Henri de LUBAC, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, t. I et II, Paris, Aubier, 1959. Augustin fait la différence entre le ‘‘bien parler’’, enseigné à son école, et le ‘‘bien vivre’’; voir Saint AUGUSTIN, De duabus animabus, I, 1; Anne Marie LA BONNARDIERE, «Initiation biblique d’Augustin », dans Anne Marie LA BONNARDIERE, (éd.), Saint Augustin et la Bible, p.30. Augustin a t-il lu Origène? Trois hypothèses sont émises: 1)-Malgré le poids des controverses origénistes, une bonne partie des oeuvres d’Origène a été traduite en Latin par Jérôme (v.347-420). Contemporain de Jérôme, Augustin (354-430) a entretenu une correspondance biblique avec lui. Origène est l’ un des sujets de leur entretien; voir Anne Marie LA BONNARDIERE, «L’évantail des correspondances», dans Anne Marie LA BONNARDIERE, (éd.), Saint Augustin et la Bible, p. 206; 2)-Augustin semble avoir appris quelques «rudiments du grec»; voir Confessions I, XIII, 20. S’il n’a pas lu Origène en grec, il est plus ou moins certain qu’il l’ait abordé à travers les leçons d’Écriture Sainte de ses devanciers; voir Henri de LUBAC, Histoire et Esprit:L'Intelligence de l'Écriture d'après Origène, p.178; Henri de LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, p.23; 3)-A partir de la christologie alexandrine du Logos, Augustin a sans doute coulé sa christologie du Verbe fait chair; voir Eric DUBREUCQ, Le coeur et l’écritue chez Saint Augustin. Enquête sur la rapport à soi dans les Confessions, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p.48-49. Voir NTEDIKA KONDE, L’évolution de la doctrine du purgatoire chez saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1966. Voir Saint AUGUSTIN, Lettre aux catholiques contre les donatistes ou Traité de l’Unité de l'Eglise, IV, 7; E. LAMIRANDE, «The origins of the interdenominational dialogue: Augustine and the Donatists: twenty years of unsuccessful attempts (391-411) », dans Studia canonica, vol. 32 (1998)1, p. 203-228. Voir Ep.73, 5; Anne Marie LA BONNARDIERE, «Initiation biblique d’Augustin », dans Anne Marie LA BONNARDIERE, (éd.), Saint Augustin et la Bible, p. 51-52. Chez Augustin, on peut parler de ‘‘cercle herméneutique’’; voir Confessions XV, 16, 17, 18; Isabelle BOCHET, «Le firmament de l’Écriture». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2004, p. 57-89. Voir Gilles PELLAND, s.j., Cinq études d’Augustin sur le début de la Genèse,Tournai, Desclée et Cie, Montréal, Bellarmin,1972, p.167. Voir Saint AUGUSTIN, De doctrina christiana II, 18,28, B.A., 180-181; Isabelle BOCHET, «Le firmament de l’Écriture» . L’herméneutique augustinienne, p.38-39. Le thème du Maître intérieur est connu de Tertullien, dans son Epistula 3,16-17. Origène y fait allusion dans son Sur les principes. Le rapport à l’Esprit-Saint est souligné; voir Charles MUNIER, «Esprit, Esprit Saint et Paraclet dans l’œuvre de Tertullien», dans Connaissance des Pères de l’Église 69 (1998), p.10-11; Jacques FANTINO, «La divinité de L’Esprit : de la confession de foi à l’explication théologique», dans Connaissance des Pères de l’Église 69 (1998), p.33. Voir Saint AUGUSTIN, De Trinitate XV, 17, 27, 19, 33, 36; Jules DJODI, Le Saint-Esprit, Don de Dieu .Une clé de compréhension de la Pneumatologie de Saint Augustin, Ottawa, Université Saint Paul, 2002, p.1-2. Dans le De spiritu et littera, l’Esprit est désigné comme Celui qui «vivifie» la lettre de la loi. Voir De doctrina christiana, I, 1; Retractationes, II, 4; voir Guy-H. ALLARD, «L’énigme et la culture littéraire d’Augustin», dans Philosophiques 2 (1974), p. 61-78. Voir Jean PEPIN, «Saint Augustin et la fonction protreptique de l’allégorie», dans Recherches augustiennes 1 (1958), p. 243-286.
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