Quand la lecture de l’Écriture devient prière. Les leçons d’Origène à la lecture africaine de la Bible
La lecture de l’Écriture Sainte est devenue, en Afrique, une réalité au quotidien. Certains lisent pour amasser des connaissances, d’autres pour découvrir des messages codés du ciel dans l’attente d’un bienfait, d’autres encore pour ajuster un comportement moral. Quelle que soit leur justification, ces médiations de lecture passent sous silence une dimension capitale du rapport aux textes bibliques: la contemplation. Au IIème siècle, un Africain d’Égypte alexandrine, Origène (185-254), entend faire doter le travail de l’interprétation des Écritures d’un outil qui lui restitue sa saveur pour la vie de la foi. Il cherche à discerner, en plus du «sens littéral», un «sens mystique» en fonction duquel est envisagée la contemplation du Logos. Par son souci du texte fiable, Origène affine sa lecture. Celle-ci commence par la prière et se parachève dans la prière; elle vise l’union au Christ par l’entremise de l’Esprit. Lire c’est prendre acte du dévoilement de «la divinité de l’Écriture» qu’est le Christ Logos. Sur ces points précis, l’herméneutique origénienne offre un essaim de leçons immanquables à la lecture africaine de la Bible. Examinons la série de circonstances qui la conditionnent. 1. A l’école de l’Écriture
a) Une enfance de lecture de l’Écriture Né vers 185, en Égypte alexandrine, Origène hérite très tôt de son père Léonnide l’engouement pour les textes anciens [1]. Il apprend de lui l’assimilation par coeur des passages bibliques[2]. Après le martyre de ce dernier, Origène, grammairien de formation, enseigne la lecture et l’écriture. Il est nommé à la direction de l’école de catéchèse, ou Didascale, pour succéder à Clément d’Alexandrie qui a remplacé Pantène, fondateur de l’école[3] Cette école situe l’herméneutique d’Origène dans les courants de pensée alexandrine. Mais, c’est son enfance qui détermine sa connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’Écriture se révèle dans son oeuvre comme une évocation tenace, développant chez lui le goût du texte précis[4]. Il s’en réfère dans ses homélies comme dans ses élaborations les plus hardies. La première influence d’Origène est sa lecture de la Bible. Celle-ci le met en contact avec le judaïsme alexandrin.Origène y prend connaissance des interprétations de Philon d’Alexandrie et des premières générations chrétiennes, notemment Clément d’Alexandrie. C’est probablement par ce dernier qu’il découvre la théologie du symbolisme juif de Philon[5]. Cette théologie se caractérise par la prédominance de l’image. Elle porte l’accent sur les figures de Moïse et de la Loi, et les interprète de façon allégorique[6]. Philon a un penchant pour l’allégorie des nombres, dite allégorie physique[7]. Le terme allégorie n’apparaît qu’au Ier siècle, mais il est connu des milieux stoïciens depuis le VIème siècle avant Jésus Christ. Ces derniers cherchent à retrouver dans les poèmes homériques les dispositions de l’âme (allégorie psychologique), les vertus et les vices (allégorie morale). L’allegoria de Platon exerce une grande influence sur Philon comme sur les autres penseurs Alexandrins[7]. Origène s’inscrit aussi dans ce courant par l’entremise de Clément d’Alexandrie. Mais toujours est-il que son effort du primat de l’Écriture sur la philosophie le démarque des autres[8]. Il demeure, chez lui, un principe constant. Il le rapproche du IVème Évangile et de la Lettre aux hébreux. Dans cette perspective, son exégèse, fidèle à celle des auteurs néotestamentaires, concentre les figures allégoriques bibliques sur la personne du Christ[8]. Normalement, toute lecture du texte est contextuelle. L’éxégèse d’Origène s’intègre dans la contextualité africaine[33]. Nous prenons surtout à coeur la contextualité des religions païennes dans le Contre Celse[34]. Origène y stigmatise la tentation permanente d’une chrétienté prête à repartir aux pratiques initiatique des mysteria. Il confronte la foi au Christ à la sagessse égyptienne[35]. Pour ce faire, il reprend la conception paulinienne du musterion appliqué d’abord au Christ Logos. Il y fait consteller d’autres thèmes : la pédagogie divine et le dévoilement du salut de l’humanité. Longuement travaillés à l’école d’Alexandrie, ces thèmes offrent un appareillage conceptuel sur le sens de la rédemption et le drame du péché. C’est là que la christologie du «Logos rédempteur» d’Origène touche à sa véritable saisie. Par la croix, le Christ Logos fait acheminer l’humanité pécheresse à la reconnaissance du vrai Dieu[37]. De la reconnaissance dépend la conversion des coeurs et des moeurs, nourrie par la prière[38]. Conviée au rendez-vous, la création doit aussi tendre vers l’adoration véritable de Dieu, cas de la louange adressée aux Astres, tel que le soleil[39]. Origène pose à cet endroit un problème de christologie fondamentale[40]. Il tranche: A quelle condition la «lettre» joue son rôle propre chez Origène? La «lettre», pourrait-on dire, inchangée, stable, permanente, ne retient l’attention d’Origène qu’en tant qu’elle est mise en route. La leçon se précise: examiner avec soin le sens littéral pour savoir «où» il est «vrai» et «où» il est «impossible»[54]. Le souci d’Origène est de ne pas réduire le sens d’un texte au «contenu visible» de la «lettre»[55]. Il met en avant-plan une légitime «poursuite minutieuse du contenu invisible»[56]. La «lettre» est bel et bien, chez lui, l’objet premier de l’étude du texte. Mais, elle n’est que le point de départ de l’interprétation. Interpréter, c’est scruter la «lettre» pour en décoder le «sens caché»; c’est lire la «lettre» en sa virtualité objective pour l’ouvrir aux potentialités multiformes du sens. A cause du «voile» qui recouvre la «lettre», le lecteur recherchera un sens «dispersé partout dans l’Écriture»[57]. La «lettre» n’est jamais muette. Elle est toujours en attente de l’imprévisible dès qu’elle entre en phase de lecture. Elle invite le lecteur à faire le voyage vers l’inconnu. Cette tension justifie la nouveauté permanente de l’entreprise interprétative. D’après Origène, elle consiste à faire ressortir la «splendeur cachée des doctrines» [58] ; elle est élan vers la «sagesse de Dieu cachée dans le mystère»; l’axiome de base se récapitulerait comme suit : toute l’Écriture est œuvre divine[59]. De fait, l’élaboration du sens part de la «lettre insignifiante» aux divins mystères [60]. L’exégèse allégorique a charge de dévoiler le sens voilé sous le revêtement de la «lettre»: c’est le sens mystique, sens véritable, soustrait à la fantaisie et à la manipulation [61]. Toute l’activité interprétative est tendue vers la recherche de ce sens caché ou mystique. Elle donne le ton aux opérations herméneutiques et à la théorisation des sens de l’Écriture. Le chemin qui mène de la «lettre» à l’«esprit» est meta-odos. Cependant, le but de l’étude des Écritures est d’«inscrire trois fois dans sa propre âme» leurs pensées [62]. A ce plan, s’exprime un sens intermédiaire que la lecture discernera comme sens moral ou sens psychique[63]. On se reporterait ici à une leçon pédagagique du théologien Alexandrin : la rigueur scientifique va de pair avec le souci pastoral. La compréhension des Écritures n’est donc pas restreinte aux seuls mystiques et savants.Origène va jusqu’à faire entendre une appropriation au niveau de la «lettre». L’Esprit-Saint en assume la plausibilité; il génère dans l’âme des simples le désir ardent de vivre l’Évangile à la lettre. Origène souligne : «Le but était de rendre dans la plus part des cas le revêtement des sens spirituels, je veux dire le sens corporel des Écritures, non inutile, mais capable d’améliorer la plupart, dans la mesure de leurs capacités» [64]. Le sens littéral se subsume en sens moral. Le débutant peut entamer sa propre ascension vers Dieu, suivant sa «perception immédiate» à même «la chair de l’Écriture»[65]. S’agit-il au demeurant d’un troisième sens de l’Écriture chez Origène? Il faut en convenir. Quoiqu’il se prend du sens littéral, il diffère de lui; il résulte d’une opération herméneutique à part entière; de fait, il s’identifie comme un corollaire du sens spirituel; mieux encore, il s’illustre comme une modalité pratique de la lecture de l’Écriture en Église; il cristalise une sorte d’appropriation initiale, accesible à tous. Celle-ci s’enracine dans l’expérience baptismale du combat spirituel et la fidélité au Christ[66]. Origène fait dériver son propos de vérification sur la marturia[67] . Au reste, l’herméneute Alexandrin compare l’Écriture à un être humain composé de corps, de l’âme et de l’esprit : «De même que l’homme est composé de corps, d’âme et d’esprit, de même l’Écriture que Dieu a donnée dans sa providence pour le salut des hommes» [68]. Le corps ou la lettre désigne les hommes de l’Ancienne alliance (sens littéral, sens corporel ou sens historique), l’âme l’Église (sens moral, sens évangélique ou sens spirituel dans l’âme des simples), l’esprit le monde à venir (sens siprituel, sens allégorisant ou sens mystique recherché par les mieux outillés)[69]. Plus loin, cette structure tripartite s’échelonne vers une compréhension trinitaire des Écritures. Pour Origène, l’acte d’interprétation et d’appropriation procèdent du travail de l’Esprit-Saint. L’Esprit-Saint interfère à double titre. Primo, il rend possible l’accès aux «mystères cachés»; secundo, il rend opératoire la «lettre» et son caractère médiant : la «lettre» étant de la sorte conduite à améliorer ceux dont la capacité de comprendre se rapporte à cette limite[70]. Deux catégories de lecteurs apparaissent. La première est composée par ceux qui «savent examiner» le «sens profond» des saints mystères, c’est-à-dire le sens spirituel[71]. Cette catégorie exerce une responsabilité régulatrice dans la communion; c’est la catégorie des «ministres de la vérité» : les prophètes et les apôtres qui, primordialement, sont éclairés par l’Esprit-Saint. La seconde est constituée par «ceux qui ne peuvent fournir le travail nécessaire pour découvrir tous ces mystères»[72]. A quelque degré que ce soit de la lecture, l’Esprit-Saint est toujours à l’oeuvre. Quoique la première catégorie de lecteurs diffère en degré de la seconde, l’Esprit joue une même fonction pédagogique. De sorte, les divers actes d’appropriation restent complémentaires au plan de la vie chrétienne. Dépassant l’intellectualisme, Origène recentre la lecture de l’Écriture sur la règle de vie mue par l’Esprit. Il rappelle ainsi la fameuse Halakah juive (règle de comportement). On le comprend mieux par l’importance qu’il accorde à la lectio divina, dans sa fameuse Ep.Gr.4[73]. Père Luc Augustin SAMBA Doctorant, chargé de cours (2008-2009) Université Saint Paul d’Ottawa (Canada)
[8] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.50. [21] Voir BENOIT XVI, «Origène », Audience générale du 25 avril 2007, dans La Documentation Catholique 2382 (2007), p. 559. [24] Voir Jean-Pierre MAHÉ et Paul-Hubert POIRIER, (éd.), Écrits gnostiques: La Biblithèque de Nag Hammadi (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 2007. [30] Voir BENOIT XVI, «Origène», Audience générale du 25 avril 2007, dans La Documentation Catholique 2382 (2007), p.559. [32] Voir ORIGENE, Sur les principes, IV, 2, 2; voir Origène, Entretien avec Héraclide, introduction, texte, trad. et notes Jean Scherer, Paris, Cerf , 2002, S.C. 67. [33] Voir ORIGENE, Contre Celse, I, 28; III, 5-7; V, 31; Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p. 525-530. [37] Voir Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p.575 [60] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 4; voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.29 [67] Voir ORIGENE, Exhortation au martyr, 41-42, GCS 2, p.38-40. [69] Voir ORIGENE, Homélie sur Lévitique,V, 1; Ce triple sens des Écritures, historique, moral et allégorique a connu un développement en quatre sens rendu par le distique latin : «littera gesta docet, qui credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia» (sens littéral, allégorique, tropologique et anagogique); ce distique est attribué à Nicolas de Lyre (1330) mais son auteur véritable serait un dominicain d’origine scandinave, Augustin de Dadie; voir Elisabeth PARMENTIER, L’écriture vive: Interprétations chrétiennes de la Bible, Paris, Labor et Fides, 2004, p.40-46. [73] Voir Saint GREGORY THAUMATURGUS, Remerciement à Origène, suivi de la lettre d’Origène à Grégoire, Paris, Cerf, 1969, S.C. 148; voir aussi BENOÎT XVI, «Origène, sa pensée», Audience générale du Mercredi 2 mai 2007, Libreria Editrice Vaticana, 2007; Joël LETELLIER, «Le contact avec la Parole de Dieu: force de guérison et de salut, dans l’oeuvre d’Origène», dans La vie spirituelle 155 (2001), p.625.648.
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