Serviteur bon et fidèle (33èmeDimanche ordinaire – Année A) Textes: Pr 31, 10-13.19-20.30-31; Ps 127 ; 1 Th 5, 1-6; Mt 25, 14-30. La parabole des talents est la clé pour comprendre l’enseignement des textes de ce jour. Trois aspects sont à prendre en considération. Premièrement, les talents ont d’abord une valeur monétaire. Deuxièmement, le maître de maison n’a pas donné des ordres précis; ce qui présuppose la liberté d’entreprendre de la part des serviteurs. Troisièmement, la différence entre le « serviteur bon et fidèle » et le « serviteur mauvais et paresseux » réside dans la qualité de leur relation au maître. Examinons le premier aspect. La parabole des talents est l’une des plus belles fresques de l’Évangile de l’ancien publicain Mathieu. Ce dernier écrit son Évangile avec un sens aigu de la valeur monétaire des choses. Tour à tour, il fixe son attention sur les dangers de l’argent et son incompatibilité à la vie de Dieu (Mt 6, 24; 19, 16-22; 23-26), son bon usage (Mt 22, 15-22 ; 25, 21) et l’intérêt à en tirer profit (Parabole des talents : Mt 25, 14-30). L’Évangéliste manie avec aisance les notions usuelles de l’économie antique. Il n’ignore pas les règles élémentaires de la gestion financière. Il connaît la valeur distinctive de chaque pièce de monnaie : argent, drachme, deniers, talent, etc. L’argent, du grec argyrion, «métal brillant », est importé d’Arabie et d’Égypte, et mesuré d’après le poids. La drachme, du grec drakhmè, est l’unité monétaire grecque. En argent, il correspond à 3, 50 grammes. L’équivalence au denier romain est celle d’un salaire de travail (Lc 15, 8s). Le denier, du latin denarius, est la monnaie principale de l’Empire romain. Au début, il pèse 4,51 grammes. Avec l’inflation monétaire de 140, sa valeur est réduite à 3, 96 grammes d’argent. Le talent, du grec talanton, est, depuis 212 avant J.C., la monnaie la plus forte sous la domination grecque. En valeur argent, elle équivaut à 26 ou 34, voire 41 kg, soit 6000 deniers. L'or, utilisé dans les échanges commerciaux, représente toute la richesse. D’après 1 R 10, 24, Salomon disposait l’équivalent de 666 talents d’or par an (environ 22,644 t), soit la parité de 142 milliards de CFA. Dans la parabole des talents, il ne s’agit pas d’argent mais de l’or. Nous sommes, à n’en point douter, en face d’une fortune plus ou moins colossale. Poursuivons avec le deuxième aspect. La fortune du maître de maison prend une enchère, en surplus, lorsque mesurée à l’aune du standing de vie des serviteurs. Ceux-ci sont sûrement pauvres ou ont tout juste l’essentiel pour vivre. L’homme confie cinq talents au premier serviteur, deux autres au deuxième, et un talent au troisième. Il leur remet sa fortune - peut-être toute sa fortune - apparemment sans message formel, « puis il partit » (Mt 25, 15), à entendre à l’étranger. Riches, du jour au lendemain, les serviteurs expérimenteront sans doute la tentation de prendre la clé d’escampette. Nous mesurons ici le risque encouru par ce maître de maison. Ses serviteurs peuvent tout autant fructifier sa fortune, comme la dilapider en beuveries et débauches; c’est le cas de la Parabole du majordome, au contexte antécédent (Mt 24, 45-50). Ajoutons à ceci le risque d’un trop long voyage qui diminuerait la vigilance des serviteurs. Ces caractéristiques de l’homme viennent renforcer le climat de confiance totale qui entoure la remise des talents. Le maître de maison jouit aussi du privilège de mettre toute sa fortune en banque. Mais, il préfère faire confiance à ses serviteurs. Confiance sans réservation et sans limite. Confiance sans conditions et sans mérites. Confiance qui exclut toute clause et toute peur. Confiance qui laisse large marge de manœuvre à l’inventivité. Ce risque encouru motive l’ardeur du premier serviteur qui gagne cinq autres talents, et le deuxième deux autres. Ouvrons une brèche sur le troisième aspect. La parabole établit une différence nette entre les deux premiers serviteurs et le troisième serviteur. Le qualitatif de « mauvais et paresseux » serviteur désigne celui qui hésite tout le temps et fait montre d’une absence totale d’ambition. La paresse qui cause le désaveu de ce serviteur est refus de prendre des risques pour se propulser vers l’avenir. Jésus loue souvent des intelligences décousues et bigarrées (Lc 16, 1-8), pour aider ses disciples à en faire autant en vue du Royaume des cieux. Tout se passe comme si l’acte qui se prend de la fructification des talents relève entièrement du will power des serviteurs, et en rien du maître. Mais, il aura fallu la confiance du maître pour que tout s’ébranle. Cette confiance suffit. Ce qui, à juste titre, serait une analogie du fameux «ma grâce te suffit», de Jésus à Paul (2 Cor 12, 9). Au reste, l’absence complète du maître emboîte le pas au silence du cœur qui s’invente à l’imprévisible de l’action. En un mot, l’entière collaboration du disciple est requise pour le salut. Pas de salut sans coparticipation. Si la liturgie se réfère à la femme travailleuse, c’est pour louer son désir de perfection dans les petites choses et sa joie de plaire à Dieu et aux autres. Tout un élan de créativité s’engendre en elle : déploiement de la force de ses bras, lampe qui ne s’éteint pas pour veiller sur la maisonnée, main à la quenouille pour travailler, mains étendues pour accueillir le pauvre, bras tendus pour secourir le malheureux, etc. Tout un projet de vie et d’action illustre un type d’inventivité qui doit être celle du serviteur bon et fidèle. Excepté une lecture par trop féministe de ce texte, on devrait pouvoir en tirer une leçon mémorable. Celle-ci rehausserait d’un cran l’intelligence et la générosité qui mobilisent l’état d’esprit et de cœur du vrai disciple de Jésus. La parabole des talents requiert ici une saisie essentiellement éthique. On le sait, désormais, l’exigence à fructifier les talents reste à la mesure de toutes les ressources du savoir-faire et du savoir-être du disciple. Paul l’a bien compris. Dans l’attente du jour du Seigneur, il recommande aux Thessaloniciens de redoubler d’ardeur et d’effort. Puisque la conviction de fond est celle de n’appartenir qu’à la lumière, s’arracher à la passivité est caractéristique d’un véritable acte de fructification. Là réside toute la différence : « Alors ne nous endormons pas, comme font les autres, mais restons éveillés et sobres » (1 Th 5, 6). La raison fondamentale de la mise en branle des talents demeure décidément le Seigneur qui vient. Manifestement, le Christ de la Parousie est le Seigneur des talents qui demande des comptes et récompense la fidélité, avec cette note habituelle des paraboles sur les fins dernières personnelles: « entre dans la joie de ton maître ». La Parabole des talents constitue un enseignement fertile pour les cheminements spirituels de notre temps. Elle met en évidence cette constatation lourde de conséquence : tout attendre de Dieu pour agir peut paraître démotivant; il faut agir comme si le succès des choses ne dépendait que de nous, tout en reconnaissant qu’elles sont sous la main bienveillante du Père. - Au soir du désespoir, nous nous sommes posé la question pour savoir ce que Dieu voulait de nous. La réponse nous parvient toujours dans le cœur à cœur avec Celui qui nous instruit dans le silence de la confiance. Assumé, ce silence murit la question initiale en un projet-engageant de vie. Deux attitudes se confrontent : l’hésitation ou la prise du risque. Aussi longtemps que nous vêtiront l’habit du « serviteur paresseux », pour demander tout le temps à Dieu de nous dicter ce qu’il faut faire, nous passerons à côté de la plaque. Notre incapacité à aller de l’avant trouve ses justifications dans la peur du risque : peur d’aimer, peur de ne point être à la hauteur, peur d’abandon des situations « sécuritaristes » du péché habituel, peur de penser autrement et d’entreprendre par soi-même, compréhension erronée de la volonté de Dieu réduite à la peur du jugement et de l’enfer, conception fixiste de la grâce, etc. La sécheresse de ce cheminement spirituel est telle qu’elle peut mouvoir vers des formes d’autodestruction et de pathologie religieuse. On voudra un Dieu puissant mais dont on supporte mal l’absence-présence. Le talent enfoui, l’âme convolera en consolations sensibles, perdant ainsi de vue la vie de la charité. - II est arrivé que nous ayons fait tout notre possible pour fructifier nos talents reçus du Créateur. Pourquoi ne sommes-nous pas toujours heureux ? En principe, cela dépend de la manière dont nous les avons fructifiés. Le premier ennemi est l’activisme. L’activisme nous fait oublier celui pour qui nous fructifions les talents : le Seigneur des talents. La fructification est le temps de la patience motivée par l’amour et se parachevant dans l’amour. Elle est attente dans le silence du cœur qui se laisse aimer par Celui qui est toujours là et n’est jamais parti. Le second ennemi est la recherche des glorioles. Si notre fructification des talents est aiguisée par les ambitions mesquines du paraître, nous manquons à coup sûr le vrai rendez-vous qu’est le royaume. Cette finalité ultime tempère, en nous, le risque de comptabiliser les victoires. La nécessité de fructifier les talents ressort de la nécessité même du témoignage à rendre au Christ ; c’est lui le Maître de maison et le Vrai propriétaire des talents. Nous n’en sommes que les gérants. A lui seul revient la gloire. Fructifier les talents devient par conséquent une action de grâce rendue au Dieu-Père, Source de tous les talents. Disons lui simplement merci. Prions. Père de Notre Seigneur Jésus Christ, merci pour les talents que tu nous a donnés : la bonne santé pour travailler, la patience pour aimer, la générosité pour partager, le courage pour pardonner, le dépassement de soi pour endurer, le bon conseil pour avancer ensemble, etc. Abbé Luc Augustin SAMBA
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