Quand Pierre Raudhel Minkala parle d'antivaleurs Des antivaleurs au cœur d’une fiction, c’est ainsi que l’on peut présenter le roman de Pierre Raudhel Minkala, Je dois passer la frontière avant midi, publié en mai 2010, aux éditions Mon Petit Editeur, à Paris. Cet ouvrage de 160 pages, rédigé dans un style fluide, avec un langage volontairement empreint de « congolismes », risque de passer inaperçu par le grand public, alors que les thèmes abordés rejoignent parfaitement l’actualité de la vie sociopolitique congolaise. Il s’agit, bien sûr, d’une fiction, mais les situations décrites sont tellement proches de la réalité que sa lecture ne manque pas de nous rappeler certains pans de notre histoire proche et lointaine. De quoi parle, en effet, ce roman ? L’auteur présente, lui-même, son roman comme un récit de voyage. Il s’agit, comme on peut le lire à la quatrième page de couverture, d’un jeune étudiant, dénommé Loumoni (le personnage central), qui vit dans une société en proie à la corruption et à la violence politique. Ce jeune ne rêve que de quitter son pays, pour aller tenter sa chance ailleurs. Pourtant, pour réussir son projet d’émigration, il doit faire face aux différentes démarches administratives qu’exige, entre autres, l’obtention d’un passeport, d’un carnet de vaccination, d’un visa ou d’un laissez-passer. C’est au cours de ces démarches administratives qu’il va découvrir la réalité d’un mal très profond qui mine la vie sociopolitique dans son pays. Les symptômes les plus saillants de ce mal sont, entre autres, la corruption généralisée et la dégénérescence de l’adversité politique en violence armée et en haine ethnique. Ces symptômes passent, donc, au peigne fin dans ce livre. Certains sont décrits à travers les faits suivants : pourboires pour obtenir un service public, tricherie dans les examens d’Etat, phénomène de « coop » ou de « nzonzing » au niveau des fonctionnaires, « droit de cuissage » et achat de notes à l’université, milices politiques et exactions sur la population, manipulation politicienne des solidarités ethniques, culture et consommation du cannabis, bref, tout ce qui ressemble à ce que nous appelons, aujourd’hui, les « antivaleurs », dans notre société. Ces dernières sont subtilement décrites à travers des mises scènes de certaines situations parfois très cocasses. Et c’est surtout là que réside le mérite de l’auteur, qui sait bien lier l’utile à l’agréable, en maniant, avec beaucoup d’habileté, l’art de la dérision. Ce qui rend très agréable la lecture du livre, quand bien même l’on serait en face des faits qui peuvent donner froid dans le dos, tels que le déchaînement d’un ex-combattant contre un voyageur dans le train (pp.95-102), la débandade d’un groupe de cultivateurs de cannabis à l’approche d’un hélicoptère militaire (pp.120-128), la ruée des moustiques sur un officier supérieur de police qui enquêtait sur l’existence supposée d’une bande armée dans un ravin (p.55), le curé d’une paroisse qui déclare, ouvertement, sa haine contre une autre ethnie du pays (pp.144-145), etc. Récit de voyage dans lequel alternent dialogues et monologues, où apparaissent des personnages aux profils variés, Je dois passer la frontière avant midi est une véritable plongée dans les profondeurs de la réalité d’un univers social corrompu et déchiré par la violence politique, et où l’on ne semble pouvoir survivre que par la débrouille. Originaire du Congo-Brazzaville, Pierre Raudhel Minkala est un jeune chercheur et écrivain qui s’intéresse aux problèmes de société. Il a déjà publié un essai, Souffrance et foi chrétienne dans la société congolaise (Société des écrivains, 2006 ; Edilivre, 2009), et un recueil de poèmes, Cri du cœur (Edilivre, 2009). Il prépare actuellement une thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, portant sur le développement de la presse congolaise face aux pratiques communicationnelles liées à Internet. Alain Patrick MASSAMBA (article paru dans La Semaine Africaine, n° 3153 du vendredi 23 décembre 2011, p.17)
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