« Et si l’Afrique n’aimait pas la démocratie? » Franciscain congolais, le Père Giscard Kevin Dessinga vient de publier un nouveau livre. Après avoir proposé et examiné les principes de la renaissance africaine dans son essai Manifeste de la renaissance africaine (L’Harmattan, février 2013), il s’interroge cette fois-ci sur la question de la démocratie en Afrique, dans ce modeste essai de 109 pages, intitulé Et si l’Afrique n’aimait pas la démocratie ?, édité toujours chez L’Harmattan (2013), en coédition Turin-Paris. Son nouveau livre – genre pamphlet, à lire en moins de trois heures – aborde la question de la démocratisation du continent africain de façon originale. Père Kevin est convaincu que le processus de démocratisation de l’Afrique ne se comprend pas sans sonder et comprendre l’histoire du continent. En 1989, le mur de Berlin s’écroule, marquant ainsi la fin de la bipolarité du monde entre Est (Communisme) et Ouest (capitalisme). Le vent de la pérestroïka souffle aussi sur le continent africain. Entre temps, l’Afrique est confrontée à plusieurs difficultés : Etats en faillite, échec des politiques économiques d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, tensions sociales, grèves scolaires, dictature du parti unique, et ce malgré le mythe de l’indépendance sans souveraineté ni liberté, le mythe du développement linéaire et des « aides au développement ». Le peuple africain, au bout du souffle et de l’explosion se réveille enfin dans la plupart de pays. Il descend dans la rue et revendique plus de liberté et d’égalité, l’amélioration des conditions de vie. Il dénonce les injustices et réclame plus de clarté dans la gestion des ressources du sol et du sous-sol du continent. En 1990, le sixième Sommet franco-africain suggère à toutes les ex-colonies françaises d’adopter la démocratie comme unique régime politique. Le multipartisme était alors devenu à la mode un peu partout sur le continent. Mais, près de vingt-cinq ans après, quel bilan peut-on dresser ? Où et à quel point est arrivé le processus de démocratisation du continent ? La plupart des pays africains sont-ils réellement démocratiques ? La démocratie-sur-papier est-elle arrivée à se concrétiser ? L’écart entre la démocratie-sur-le-papier et la démocratie-sur-le-terrain s’est-il réduit ? Pour l’Afrique, estime l’auteur, malgré de nettes avancées que l’on constate çà et là, ainsi que l’enracinement et la consolidation de la démocratie qui est une donnée de fait, il faut avouer que la « démocratie de type occidental » a du mal à aller de l’avant dans la majorité des pays. La question est spontanée et s’impose : et pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné, et qu’est-ce qui ne fonctionne pas encore ? Dans le premier chapitre, Père Kevin fait une espèce de « Journal démocratique », en analysant la situation politique réelle, et non médiatique, de certains pays africains, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Une chose est certaine : le choix de la démocratie a été fait, les élections sont organisées de temps en temps, mais la démocratie comme telle n’a pas encore établi sa demeure, ou presque. Et pourquoi ? Record de longévité au pouvoir, démocratie sans réelle et claire alternance, modification constitutionnelle, manque réel de liberté d’expression et de la presse, Etats patrimoniaux, ingérence des puissances extérieures dans les affaires intérieures des Etats africains, prise en otage de la démocratie par une oligarchie nationale aux pouvoirs illimités, guerres de conquête et de conservation du pouvoir, luttes des ego, culte de la personnalité, une opposition en rangs dispersés et incapable de constituer une véritable alternative, démocratie dynastique où le pouvoir se passe de père en fils (voire les cas RDC, Gabon et Togo). Dans le deuxième chapitre, l’auteur se demande comment peut-on aimer une chose et son contraire à la fois? En d’autres termes, comment choisir la démocratie comme système politique, tout en refusant ses dures exigences ( alternance aux affaires de l’Etat, culture du mandat, opposition comme unique alternative au pouvoir en place, une certaine stabilité constitutionnelle, discussion critique, liberté d’expression et de la presse)? La réponse à ce contrat doit être cherchée, et elle se trouve dans l’histoire africaine. Dès lors, l’auteur fait œuvre d’historien, en faisant un bref parcours de l’histoire politique africaine. Pourquoi la démocratie traine-t-elle les pas en Afrique ? Parce que, dans l’Afrique traditionnelle, la chefferie est à vie (chef un jour, chef toujours), sans alternance, et il n’était pas permis de dire, en public, le contraire de ce que pense et fait le chef. Le nom de l’ex- président de l’ex-Zaire, Mobutu Se Seseko, est significatif à ce propos. Durant la période coloniale, le colon était tout et avait toujours raison, tandis que le colonisé n’était rien. Par conséquent, le dialogue entre les deux était impossible. Le premier avait toujours raison, même si le second n’avait pas toujours tort. Dans les années 1960 jusqu’à l’ouverture démocratique (1990), soit 30 ans d’histoire politique, presque tous les pays africains avaient un système de parti unique, parti-Etat, parti-vérité, chef-unique, unique pouvoir sans contre-pouvoir. C’était le triomphe du monopole. Revenant sur le sommet de La Baule, l’auteur fait noter, avec une pointe d’ironie, que l’ouverture africaine à la démocratie était presque une imposition des puissances occidentales, et ce sans réelle préparation. De fait, ces raisons – et bien d’autres – peuvent aider, dans une certaine manière, à comprendre pourquoi en Afrique la démocratie marche à pas de tortue, et pourquoi il y a un écart entre la démocratie politico-juridique (institutionnelle) et la démocratie réelle. Le cas africain est-il désespéré ? Non, répond l’auteur. Ici, écrit-il, l’optimisme et l’espérance doivent l’emporter sur la difficile réalité. Toutefois, il y a lieu de faire une autocritique, de repenser l’histoire et d’entrer, en pleine conscience et liberté, dans les règles du jeu démocratiques. A cet effet – c’est d’ailleurs l’objet du troisième et dernier chapitre du livre, qui s’intitule « Six raisons de croire à la démocratie » –, l’auteur fait appel à Karl Popper, à Friedrich Von Hayek, à la doctrine chrétienne de l’absolutisme de Dieu et de la relativité de tout ce qui est humain et temporel, à Michel Foucault, à Claude Lefort. Il aboutit à quelques suggestions intéressantes, pour une démocratie à visage humain en Afrique : prendre conscience de sa propre faillibilité et de sa propre ignorance. L’homme n’est pas Dieu et ne connait pas tout, ne peut tout résoudre. Ainsi, l’acceptation de ses limites et des critiques devient le moteur du progrès d’un pays. Quand, dans un pays, les gouvernants pensent être omniscients et omnipotents, ne tolèrent pas la critique constructive, n’acceptent pas le débat, prétendent connaitre ce qui est bien et ce qui est mal pour le peuple, quand on pense que le pouvoir est absolu, à vie et à conserver à tout prix… la démocratie devient une oligarchie ou, pour reprendre l’expression de l’auteur, une « démonocratie ». Cela peut conduire à la la dictature des partis politiques. Dès lors, le peuple ne sert que de couverture à un pouvoir acquis et conquis, avec des moyens anti-démocratiques. Le livre du père Kevin Dessinga devient – on s’en rend bien compte – un vrai et authentique plaidoyer pour la démocratie. Il affirme, par ailleurs, qu’un pays ne se démocratise pas par décret, fût-il d’inspiration divine. La simple tenue des élections ne suffit pas, parce que la démocratie est une culture, une école ; elle exige un rude apprentissage : l’éducation du peuple, la patience, la relativisation et la désacralisation du pouvoir, le faire-play politique. Carmela Commodaro, journaliste
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