L’interférence du cadre politique dans l’orientation de la presse congolaise

 

L’interférence du cadre politique dans l’orientation de la presse congolaise[1]

 

 

Introduction

 

La presse congolaise fait partie de la presse d’Afrique francophone. Selon certains observateurs des médias africains, comme le journaliste Thierry Perret, la presse d’Afrique francophone présenterait « une forte homogénéité ; celle-ci bien sûr est due à l’évolution politique commune des Etats de l’aire francophone, qui ont suivi la pente d’une histoire dont les prémices remontent à l’époque coloniale »[2]. Pour Thierry Perret, le modèle érigé dans les Etats d’Afrique francophone correspondrait au profil d’une presse de propagande politique : « Ce profil de presse avant tout de propagande politique s’est maintenu dans les nouveaux Etats, qui en ont accepté le principe : en peu d’années ne subsistent plus alors que des organes gouvernementaux épousant assez fidèlement le modèle de presse coloniale, lorsque les mêmes habits ne sont pas tout simplement réutilisés »[3]. Thierry Perret définit cette « presse de propagande politique » comme des « organes de combat épousant les besoins de la politique naissante »[4]. Ce que confirment certains chercheurs, comme Renaud de la Brosse pour qui ce modèle de presse, emprunt d’une « forte croyance dans le pouvoir mobilisateur des médias […], sera au service des objectifs prioritaires que seront la construction nationale et le développement économique », avant de se transformer, dans la pratique, dans « un journalisme servile que d’aucuns qualifient de journalisme griot »[5].

 

Ce qui semble être mis en débat dans ce modèle de presse dit « de propagande politique », c’est la dépendance du traitement de l’information par rapport à l’action des gouvernants. Cette dépendance fausserait ainsi certains enjeux sociaux de l’information qui, selon Bayi Sanibaguy-Mollet, se traduiraient, au niveau du Congo, par l’occupation par la presse du « terrain de la formation des populations à une nouvelle citoyenneté, des populations aptes à comprendre les enjeux de leur devenir, à s’assumer dans la revendication et la protection de leurs droits par rapport à la gestion des affaires publiques »[6]. Pour ce faire, le cadre de production de l’information devrait s’affranchir de la tutelle gouvernementale, c’est-à-dire des intérêts politiques, pour se forger une ligne éditoriale constante et indépendante vis-à-vis du champ d’action politique.

 

Cette revendication à l’affranchissement de l’information de la tutelle politique induit quelques interrogations sur le genre du discours médiatique mobilisé dans la presse congolaise. Quelles sont en effet les modalités discursives mobilisées dans la presse congolaise dans son traitement de l’information ? Ces modalités discursives sont-elles révélatrices d’enjeux sociaux assignés à la presse, c’est-à-dire « l’explication et le commentaire des nouvelles de grande et de petite actualité, d’éléments de connaissance et des renseignements, l’expression des jugements, des idées et des opinions »[7] ? Quelles logiques traduisent-elles ? Sont-elles des indices d’une dépendance de la presse vis-à-vis du cadre politique ? Comment l’expérience est-elle mise en scène dans la presse congolaise ? A quels tons et registres de presse renvoie cette mise en scène de l’expérience ?

 

L’orientation éditoriale de la presse est la manière dont un organe de presse choisit de rapporter et d’expliquer les faits de l’expérience ; celle-ci s’observe au niveau du traitement de l’information, c’est-à-dire « la manière de faire, la façon dont l’informateur décide de rapporter langagièrement (et iconiquement s’il a recours à l’image) les faits qu’il a sélectionnés, en fonction de la cible qu’il a prédéterminée, avec l’effet qu’il a choisi de donner »[8]. Le traitement de l’information révèle ainsi les modalités ou stratégies discursives, c’est-à-dire les genres journalistiques et les rubriques mobilisés par un organe de presse. Le cadre politique désigne ici l’ensemble des contraintes politiques dans lesquelles évoluent les organes de presse congolais. L’interférence du cadre politique est alors l’intégration de ces contraintes par les organes de presse dans leur traitement de l’information.

 

L'hypothèse que nous essayons de développer dans cet article est que les modalités discursives mobilisées dans la presse congolaise sont révélatrices d’une dépendance du traitement de l’information par rapport au cadre politique. L’objet de notre réflexion est l’analyse des cadres politiques dans lesquels évolue la presse écrite congolaise et qui influent sur la définition de son orientation éditoriale. L’objectif étant de démontrer comment les mutations politiques dans la société congolaise induisent des logiques particulières de fonctionnement de la presse. C’est sous l’angle de la construction de l’information que nous aborderons cette question du fonctionnement de la presse, car il s’agit de voir comment, en Afrique, les événements réglementent les codes des écritures de presse. Ceci est d’autant plus pertinent que « le vocabulaire et la structure des textes employés dans la presse ne sont jamais neutres » et doivent par conséquent « être examinés dans leur relation avec plusieurs types de contraintes, depuis les contraintes techniques de la fabrication du Journal […] jusqu’aux contraintes les plus importantes, qui sont données par l’atmosphère idéologique de la société, indépendamment des intentions propagandistes de tel ou tel journaliste »[9]. Ce sont effectivement ces contraintes données par l’atmosphère idéologique de la société et leurs répercutions sur le traitement de l’information que nous essayerons de mettre en lumière dans cet article.

 

Nous aborderons ce sujet dans une approche socio-discursive de l’analyse des médias, suivant la perspective amorcée par Yves de la Haye et approfondie par Jean-Pierre Esquenazi. En un mot, c’est la sociologie du discours médiatique que nous allons mobiliser comme cadre méthodologique. Nous évoquerons brièvement, dans un premier temps,  le cadre politique congolais, avant d’aborder la presse congolaise aux prises avec les différents changements de régimes politiques. En guise d’illustration, nous nous appuierons sur  le journal La Semaine Africaine comme illustration. Le choix de cet organe de presse se justifie pour deux raisons. D’abord, il relève de la presse privée. Comme tel, il est sensé jouir d’une autonomie vis-à-vis du champ d’action politique. Ensuite, il est le plus vieux journal du pays. A ce titre, il peut être considéré comme un organe de presse témoin de toutes les évolutions sociopolitiques que connaît ce pays.

 

1. Le cadre politique congolais

 

La République du Congo, appelée aussi Congo-Brazzaville (pour le distinguer de la République démocratique du Congo dont la capitale est Kinshasa), est une ancienne colonie française. Au dix-neuvième siècle, le navigateur français, d’origine italienne, Pierre Savorgnan de Brazza, remonte le fleuve Congo et découvre le Royaume Téké. Il signe, le 3 octobre 1880, un traité d’amitié avec le roi Makoko, le souverain du Royaume Téké. Ce traité fera du territoire confié à de Brazza un protectorat de la France dont le Parlement français ratifiera l’accord en 1882. La Conférence de Berlin (1884-1885), qui regroupa les grandes puissances de l’époque (Allemagne, Angleterre, Belgique, Espagne, Italie et Portugal) qui se sont partagé l’Afrique, reconnut à la France les droits sur la rive droite du fleuve Congo. Le Congo et le Gabon furent alors réunis et placés sous l’autorité de Pierre Savorgnan de Brazza, devenu commissaire général. En 1891 fut créée la colonie du Congo français. C’est ce territoire du Congo français qui est devenu la République du Congo, avec une superficie de 342.000 km². Accédé à la souveraineté nationale le 15 août 1960, le Congo compte aujourd’hui 3.768.087 habitants, avec une densité de 11,5 habitants/km².

 

Avant l’indépendance, trois grands partis politiques se disputent l’espace politique du Moyen-Congo. On note, en effet, le Parti progressiste congolais (PPC) de Félix Tchicaya,  qui était le correspondant africain du RDA (Rassemblement démocratique africain) de Félix Houphouët Boigny, dont Félix Tchicaya assurait la présidence au niveau local  ; le Mouvement socialiste africain (MSA), soit le prolongement de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) , dirigé par Jacques Opangault ; l’Union démocratique pour la défense des intérêts africains (UDDIA) de Fulbert Youlou, qui voit le jour en 1956. Ce sont ces trois partis qui vont marquer la vie politique de l’avant et l’après indépendance du Congo. Les premières élections législatives, organisées le 28 novembre 1958, sont emportées par Fulbert Youlou qui, à l’indépendance, deviendra le premier président de la République du Congo. Celui-ci sera renversé le 15 août 1963, par une révolution dirigée par des syndicalistes communistes auxquels s’associeront les officiers de l’armée congolaise. Dès lors, un régime politique d’obédience marxiste-léniniste sera installé dans le pays, de 1963 à 1991, dirigé d’abord par le MNR (Mouvement national de la révolution), puis par le PCT (Parti congolais du travail) C’est le règne du monopartisme, qui bannit le jeu démocratique.

 

Ce régime marxiste-léniniste, dirigé de main de fer par des officiers militaires à l’époque du PCT, sera mis à mal par un conflit social généré par une gestion chaotique du pouvoir. La centrale syndicale unique du pays, la Confédération syndicale congolaise (CSC), exploitera cette situation pour acculer le régime, dirigé alors par le général d’armée Denis Sassou Nguesso, à la réouverture démocratique. Ceci consécutivement au vent de la Perestroïka et au discours du président français, François Mitterrand, au Sommet franco-africain de la Baule, en juin 1990, qui conditionnait l’aide française à la « démocratisation des régimes amis ». François Mitterrand déclarait, en effet : « […] cette aide traditionnelle et ancienne de la France, serait « plus tiède face aux régimes qui se comporteront de façon autoritaire » et « enthousiaste envers ceux qui franchiront avec courage ce pas » vers la démocratisation »[10].

 

Le régime du PCT n’a pu résister à cette double pression de l’ancienne métropole et des syndicalistes auxquels se sont adjointes plusieurs organisations et individualités civiles au niveau national; il accepte d’organiser la Conférence Nationale Souveraine, de février à juin 1991. Les conférenciers optent pour la démocratie pluraliste, qui consacre le principe d’accession au pouvoir par la voie des urnes. Le Congo renoue avec le pluralisme politique. A cette période, on compte déjà 67 partis politiques et 134 associations et organisations non gouvernementales dont les représentants vont participer aux assises de la Conférence nationale souveraine. Des élections générales sont organisées au cours de l’année 1992, à l’issue desquelles Pascal Lissouba sera le premier président congolais élu au suffrage universel, Fulbert Youlou ayant été élu par des parlementaires. Après une longue période de monopartisme, le Congo renoua ainsi avec la démocratie qui essaie de s’affirmer, malgré de nombreuses séquences d’affrontements armés entre différents camps politiques.

 

En effet, la République du Congo a connu plusieurs crises armées au lendemain de la réouverture du pays à la démocratie pluraliste. Ce sont plus précisément les crises qui ont opposé les différents leaders politiques qui s’affrontaient par milices et armées interposées. La première éclate en juillet 1993 ; elle oppose les partisans du nouveau président, Pascal Lissouba, élu démocratiquement, au leader de l’opposition, Bernard Kolelas, allié à l’ancien président Denis Sassou Nguesso. Elle est vite circonscrite dans le temps. La seconde, qui se déclare en novembre 1993 et prend fin en janvier 1994, oppose les mêmes protagonistes. Au cours de ces deux crises, ce sont les miliciens Ninjas de Bernard Kolelas qui s’affrontent avec l’armée de Pascal Lissouba appuyée par des milices gouvernementales. Bien que Sassou Nguesso soit allié à Bernard Kolelas, cette crise est plutôt vue comme une guerre civile entre les hommes de Pascal Lissouba et ceux de Barnard Kolelas. Ce sont les miliciens issus du fief politique de Bernard Kolelas qui s’affrontent avec les miliciens originaires du fief politique de Pascal Lissouba. Ce conflit est considéré comme une guerre des populations des départements de la Bouenza, de la Lekoumou et du Niari réunis contre celles du département du Pool. En juin 1997, une autre crise armée oppose Denis Sassou Guesso  à Pascal Lissouba, allié cette fois-ci à Bernard Kolelas; elle ne prend fin qu’en octobre de la même année avec une victoire militaire de Denis Sassou Nguesso qui revient par cette voie aux commandes du pays. Cette crise est considérée comme une guerre civile des populations du Nord contre celles du Sud. En 1998, une autre crise armée éclate dans le Pool et s’étend jusque dans les départements de la Bouenza, de la Lekoumou et du Niari. Elle connaîtra plusieurs rebondissements jusqu’en 2003. Elle est considérée comme le prolongement de la crise de 1997, avec les mêmes protagonistes, sauf que les adversaires de Sassou Nguesso se retrouvent en exil et ce ne sont que leurs partisans qui combattent sur place. 

 

C’est dans ce cadre politique, fait de revendication à la souveraineté nationale, de dirigisme d’Etat, d’ouverture démocratique et de conflits armés, que la presse congolaise essaie perpétuellement de se frayer un chemin.

 

2. La presse congolaise aux prises avec les changements de régimes politiques

 

2.1. Le cadre du monopartisme : un régime de presse totalitaire

 

Dans le contexte du monopartisme, la presse congolaise était essentiellement étatique. Car il fallait contrôler les médias dans la perspective de la propagande politique. En effet, pour l’édification d’une société marxiste au Congo, il était nécessaire que les médias véhiculent les valeurs de cette idéologie politique. Autant il est indispensable de cultiver les valeurs martiales dans la construction d’une société sachant faire usage de la violence, autant il est nécessaire de promouvoir les valeurs du communisme dans l’instauration d’une société marxiste : « Si l’on veut disposer d’une société violente qui sache utiliser la force dans le monde entier afin d’atteindre les objectifs de l’élite, il est nécessaire de cultiver comme il se doit les valeurs martiales et non l’inhibition maladive de l’usage de la force »[11]. Et, dans la perspective de la croyance au pouvoir des médias, « Le Message passe comme une lettre à la poste quand le système d’éducation et les médias sont contrôlés dans leur totalité et que les érudits sont des conformistes »[12].

Ainsi, à la nationalisation de tout le système éducatif a correspondu « l’étatisation » de la presse au Congo-Brazzaville. Mais l’unique journal privé de cette époque, La Semaine Africaine, avait pu résister à cette « étatisation » de la presse. « La Semaine Africaine était le seul journal n’appartenant pas au régime en place, mais autorisé à paraître pour des raisons historiques »[13], affirme son directeur de publication, Joachim Mbanza. La presse étatique elle-même était réduite en peau de chagrin. En effet, sous le monopartisme, il n’existait que deux journaux : Etumba (le combat), un hebdomadaire qui fut en fait l’organe du Parti congolais du travail, le parti-Etat au pouvoir, et Mweti (l’étoile). Ces deux organes de presse étatique n’ont pas pu résister à la déferlante démocratique des années 1990. Etumba, qui a publié son premier numéro en 1964, a cessé sa parution en 1992. Mweti, dont le premier numéro parut en 1977, a également disparu des kiosques depuis 1994. On peut aussi signaler l’existence à cette époque d’un journal sportif, Le Stade[14]. A ces trois journaux, il faut ajouter l’Agence congolaise d’information (ACI), l’unique agence d’information du Congo, qui subsiste encore aujourd’hui.

 

Dans un tel cadre, les journaux sont conçus pour être en phase avec la politique du gouvernement en place. Le journaliste s’apparente alors à un auxiliaire du champ politique qu’il sert. A cette époque, les journalistes qui travaillent dans ces organes de presse étatique sont des fonctionnaires, comme dans tout cadre de parti unique où les journalistes sont pour la plupart des « fonctionnaires et ne pourront guerre remplir une fonction critique, leur mission étant strictement définie dans le contexte de la construction des nouvelles nations et du renforcement de l’unité nationale »[15]. Il existait d’ailleurs un département gouvernemental chargé de la presse et de la propagande qui s’occupait de cette question. Ce département gouvernemental pratique la censure pour s’assurer de « l’orthodoxie » de l’information à publier.

 

Au niveau de La Semaine Africaine, qui est un organe de presse privé, c’est l’autocensure qui est pratiquée, pour être en phase avec les orientations gouvernementales. Joachim Mbanza explique comment se pratiquait cette autocensure interne au journal, avant l’intervention de la censure gouvernementale :

 

Il fallait faire attention à ce qu’on écrivait. Le rédacteur en chef, Bernard Mackiza, prenait la peine de relire les articles du journal, pour s’assurer qu’il n’y aurait pas de surprise désagréable de la censure. C’était pénible pour lui. La veille de la parution du journal était un moment redoutable. Après l’impression et avant de mettre le journal sur le marché, il fallait passer par la commission de censure. Une fois le « bon à diffuser » obtenu, le journal pouvait être mis sur le marché. Si, par contre, le journal était censuré, tous les exemplaires imprimés étaient alors saisis et brûlés, sans dédommagement. Et cela a duré pendant des années[16].

 

L’information était essentiellement centrée dans la publicisation des activités gouvernementales et celles des organes du parti unique : comptes-rendus des audiences et des déplacements du chef de l’Etat et des autres membres du gouvernement, des grandes manifestations publiques, des réunions du parti-Etat, des colloques, des inaugurations des édifices et autres infrastructures, etc. C’est une information factuelle, dénuée de tout esprit critique, qui est livrée aux publics : « Ce faisant, on commentait peu l’actualité politique nationale. On se contentait des dépêches officielles de l’Agence nationale d’information »[17], précise Joachim Mbanza.

 

Dans le processus de la construction de l’information préconisé par Yves de la Haye, on peut parler du « précuit » ou de la « première cuisson », ou encore de simple « fait » suivant la perspective de Jean-Pierre Esquenazi. Mais, dès lors que ces faits sont publicisés par des organes de presse, on est tout de même au niveau des nouvelles, « désignées comme les comptes-rendus exacts des faits entrant dans l’actualité »[18]. C’est encore le degré un de l’information dans la mesure où elle reste encore au niveau de l’exposition des faits sans commentaire ni analyse. On est dans la catégorie de l’information rapportée. Or le niveau supérieur de l’information est, selon Jean-Pierre Esquenazi, l’événement qui est un système général d’explication et d’enchaînement des nouvelles. Comme tels, les événements « impliquent un ensemble de connaissances, de jugements, de valeurs qui sont loin d’être automatiquement partagés par la totalité du public »[19]. Ce qui fait qu’un journalise est « une personne qui cherche et recueille des informations [des faits de l’expérience], les vérifie, les met en forme, les analyse et éventuellement les commente pour un média et un public donné »[20]. C’est ainsi qu’il contribue à la formation des opinions au niveau des citoyens. Mais, placé dans le cadre du régime monopartiste, le journaliste devient un simple collecteur de faits à publiciser dans leurs cadres primaires. 

 

On peut dire que dans le cadre de la presse étatique, les cadres primaires se confondent avec les cadres seconds. La presse est alors une simple caisse de résonance des institutions politiques en place dont elle sert de courroie de transmission pour leur message idéologique. Le discours d’information est ici ce qu’Yves de la Haye a appelé « une information pure ou la cuisson à feu doux », c’est-à-dire « des faits bruts, nouvelles brutes, information neutre … »[21]. Le travail du journaliste ne consiste pas ici dans la reformulation des faits selon le cadre médiatique, mais plutôt dans la publication pure et simple des faits bruts dans leur cadre primaire qu’est le cadre politique.

 

On a ici la prédominance du cadre politique qui s’intègre dans le cadre médiatique et phagocyte ce dernier. Du coup, l’orientation de la presse se confond avec l’orientation de l’idéologie politique. On est dans un registre révérenciel dans lequel le discours de l’énonciateur s’efface au profit du discours de la source d’information. Le médiateur qu’est le journaliste disparaît au profit de la source qui est, ici, l’acteur politique. L’espace public, qu’est la presse, devient plus une scène d’apparition des acteurs politiques et leur idéologie qu’un espace de discussion et de circulation d’opinions contradictoires. Le traitement de l’information est tributaire de l’action des gouvernants qui, ces derniers, sont en fait les seuls vrais énonciateurs du discours médiatique, le rôle du journaliste ayant été réduit et confondu avec celui de la source.

 

2.2. Le cadre de la réouverture démocratique : un régime de presse libéral

 

Il a fallu attendre la réouverture du pays à la démocratie pluraliste pour assister à un foisonnement de journaux privés. Cette période correspond  à ce que Thierry Perret appelle, dans son ouvrage Le temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, le « Printemps de la presse » en Afrique francophone, c’est-à-dire la presse des années 90 qui a accompagné le vaste mouvement de libéralisation des opinions ayant abouti à la fin des régimes monopartistes et à l’ouverture démocratique. On peut en effet estimer à environ 95 le nombre de titres de presse lancés au Congo, depuis 1991. Et, entre 1998 et 2001, plus de 30 titres ont vu le jour. Ces journaux qui, dans leur grande majorité, sont des bimensuels et des hebdomadaires, ont en réalité une périodicité et une longévité très aléatoires. Ils sont confrontés à de nombreux problèmes surtout d’ordre économique. Il s’agit en fait de publications qui n’ont aucune assise économique. On peut citer quelques journaux qui ont une certaine régularité, tels que La Meurt, Le Choc, La Nouvelle République, L’Observateur, Le Pays, etc., sans oublier Les Dépêches de Brazzaville, un organe de presse proche du pouvoir politique en place et qui est devenu aujourd’hui le seul quotidien congolais avec un vrai statut d’entreprise de presse.

 

Dans les années 1990, on a assisté à la naissance d’un régime de presse libéral qui n’a pas du tout ménagé les autorités politiques tant de l’opposition que de la mouvance présidentielle : « En cette période de liberté euphorique, les lecteurs préféraient les nouveaux journaux, plus mordants, attaquant sans ménagement le pouvoir et les hommes politiques. La caricature y tint une bonne place et remporta d’énormes succès auprès du public »[22], affirme Joachim Mbanza. Thierry Perret abonde dans le même sens, en parlant de la presse francophone d’une manière générale : « Bien sûr, puisque la presse est née de la politique, qu’elle survit grâce à elle : dans la première moitié de la décennie [1990], la fascination pour les joutes électorales nourrit l’intérêt, la passion des lecteurs»[23].

 

Ces joutes oratoires traduisent un registre politique polémique dans lequel la presse joue pleinement son rôle d’espace public fait de circulation d’opinions contradictoires. C’est la fin de la pensée unique et donc du règne de la censure :

 

Cette même année [1991], le Congo accède à la démocratie. La censure est abolie. On assiste à l’éclosion d’une presse écrite indépendante. Satirique, dynamique et se donnant une liberté de ton sans précédent, cette jeune presse nous tint la dragée haute. La Semaine Africaine, avec ses vieux réflexes d’autocensure, sut s’adapter malgré tout à la nouvelle donne, mais son tirage chuta vertigineusement de moitié […] Il a fallu donc à La Semaine Africaine un nouveau dynamisme pour éviter l’hécatombe […] Il m’a fallu rectifier le cap dans la ligne éditoriale […] En politique, le journal a jeté son dévolu sur les articles d’information qui rendent compte des activités de tous les partis politiques, sur les commentaires et les interviews. Les rubriques se sont également diversifiées : sports, société, culture, vie associative, libre opinion, etc.[24]

 

On retrouve donc dans ce cadre démocratique  une information expliquée, analysée et commentée, le tout dans un registre à la fois polémique et technocratique. L’information sort de son cadre primaire pour se fondre dans le moule médiatique qui lui confère son vrai statut de discours médiatique.

 

La Semaine Africaine opère une reconfiguration éditoriale : du registre prudentiel que lui assignait le monopartisme, elle passe au registre polémique et technocratique. Il s’agit en fait d’un retour à son orientation originelle. Car cet organe de presse est né dans un climat de lutte politique. En effet, La Semaine Africaine est née dans le contexte du passage de la  colonisation à l’indépendance des pays africains. La réflexion qui fut menée en amont de sa création était orientée dans une double direction. La première portait sur la mise en liaison des fonctionnaires africains des pays d’origine différente (Centrafrique, Congo, Gabon et Tchad), travaillant dans l’administration coloniale et éparpillés sur toute l’étendue du territoire de l’Afrique équatoriale française. La seconde était plutôt axée sur la formation de l’opinion congolaise à la gestion des affaires publiques dans la perspective de l’indépendance qui pointait à l’horizon. Pour répondre à cette double préoccupation, « Un journal s’y prêtait mieux. Etant prêtre, il [le Père Jean Legall, fondateur du journal] partageait les valeurs sociales de l’Eglise et voulait préserver les intellectuels africains de l’influence marxiste qui commençait à se faire sentir dans ces moments de décolonisation »[25], affirme l’actuel directeur de publication.

 

Cette affirmation de Joachim Mbanza laisse entendre que La Semaine Africaine fut lancée dans le but de contrer « l’influence marxiste » qui risquait de s’emparer des intellectuels africains. Or ces intellectuels constituaient déjà une « réserve de ressources humaines » à laquelle devaient puiser les nouveaux Etats indépendants pour former les cadres de l’administration publique. Ils étaient aussi une « réserve » pour le recrutement de l’élite politique qui devrait présider à la destinée de ces nouveaux Etats. Dès lors, la préoccupation du journal sera donc de proposer à ces intellectuels une alternative politique à l’idéologie marxiste. Cette alternative politique n’est rien d’autre que « les valeurs sociales de l’Eglise » ou, plus officiellement, « la doctrine sociale de l’Eglise », comme l’affirme le fondateur du journal lui-même : « Le rôle de l’Eglise, c’est celui de donner des idées avec le maximum de clarté. Il convient de garder cette dichotomie entre, d’une part, les laïcs tenus à s’engager dans la vie de la cité (y compris politique) en s’inspirant de la doctrine sociale de l’Eglise et, d’autre part, les hommes d’Eglise devant le rappeler à temps et à contretemps »[26].

 

L’action sociale consistant ici à « rappeler à temps et à contre temps » ces valeurs sociales qui, pour l’Eglise, concourent à la réalisation du bien commun. Par bien commun, l’Eglise entend « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée »[27]. Et, selon le Catéchisme de l’Eglise Catholique, le bien commun est constitué de trois éléments essentiels : « le respect et la promotion des droits fondamentaux de la personne ; la prospérité ou le développement des biens spirituels et temporels de la société ; la paix et la sécurité du groupe et de ses membres »[28]. L’action sociale consiste dans la promotion et la défense de ces trois dimensions fondamentales de la vie humaine : les droits humains, le développement des richesses spirituelles et matérielles, la paix et la sécurité, auxquels il faut ajouter la justice sociale que l’Eglise définit comme « les conditions permettant aux associations et à chacun d’obtenir ce qui lui est dû »[29]. Il s’agit ici des droits sociaux, tels que le droit à l’éducation, aux soins de santé, au logement, au travail, à l’alimentation, etc.

 

Il est clair que les premiers destinataires du journal sont des intellectuels que l’Eglise veut accompagner dans leur formation à la responsabilité citoyenne. Pour ce faire, une rubrique leur sera d’ailleurs spécialement consacrée : « Le carrefour citoyen ». Pour Philippe Mabiala, cette rubrique « se propose une formation civique des lecteurs en vue d’une prise en charge progressive de la vie politique et économique »[30]. Le discours du journal est politique et polémique, puisqu’il s’agit d’une « énonciation d’autrui qu’il doit briser coûte que coûte ». Et cet autrui, c’est le courant de pensée marxiste. C’est à ce titre que le journal fut parfois accusé de faire de l’opposition au pouvoir en place : « […] de temps à autre, il est perçu comme un journal d’opposition par le régime en place »[31].

 

Mais cette orientation fut contrée par le basculement du Congo dans un régime politique totalitaire qui interdit toute diffusion d’opinions contraires aux valeurs marxistes. Le journal La Semaine Africaine dut payer cher son positionnement originel : « La période la plus dure fut celle de 1963 à 1969. L’éditorialiste, un prêtre, fut plusieurs fois arrêté et torturé pour ses prises de position contre le gouvernement en place »[32]. C’est dire que le journal avait un ton libre et un registre polémique vis-à-vis du gouvernement : « Avec l’arrivée du marxisme au pouvoir, par exemple, on appelait les hommes politiques « camarade membre [sic] », « camarade ministre [sic] », etc. Mais La semaine africaine [sic] n’usait pas de ces termes »[33]. Toutefois la répression gouvernementale a poussé ce journal à rectifier son positionnement. D’où la reconfiguration de son orientation éditoriale, en se figeant dans un registre prudentiel marqué par l’autocensure et la reproduction du discours gouvernemental.

 

En reprenant sa liberté de ton à la faveur de la réouverture démocratique, La Semaine Africaine ne fait là que revenir à la ligne éditoriale originelle. Du coup, elle a retrouvé sa fonction sociale, qui était celle de la formation citoyenne : « Il fallait donc préparer une élite africaine à prendre les responsabilités historiques qui l’attendaient »[34]. Et, « A partir de 1990, on avait lancé le débat sur la démocratie à laquelle plusieurs universitaires et intellectuels avaient participé. On n’était donc pas surpris de voir les débats de la Conférence nationale prendre de l’ampleur, jusqu’au basculement pacifique de 1991 vers un régime démocratique »[35]. On retrouve ici un registre technocratique qui accompagne le discours des technocrates qui, de fait, sont appelés « à prendre les leviers de commande ». C’est le règne des opinions tant politiques que technocratiques. Dès lors que le cadre politique ne dissout pas le cadre médiatique, la presse s’inscrit ici dans sa mission de formation d’opinions citoyennes. Est-ce à dire que la presse congolaise a conservé ce cap ?

 

2.3. Le cadre du jeu démocratique : un régime de presse militantiste

 

Par jeu démocratique, nous entendons le pluralisme politique qui autorise la concurrence des partis politiques dans la conquête et la conservation du pouvoir. Dans un tel cadre et jouant sur l’effet de croyance en la puissance mobilisatrice des médias, la presse peut servir de détonation des clivages politiques qui poussent souvent aux affrontements entre militants politiques, et donc à l’éclatement de l’unité nationale. D’ailleurs la presse congolaise a été souvent accusée, à tort ou à raison, d’avoir joué un jeu trouble dans les différents conflits politiques armés qui ont accompagné le processus de démocratisation dans ce pays. Car chaque camp politique disposait de nombreux professionnels de la presse, à défaut d’organes de presse entiers, acquis à sa cause. Les professionnels congolais prennent de temps en temps conscience de ce risque et adoptent parfois une posture critique vis-à-vis de cette pratique. En témoigne cette brève parue dans la rubrique Coup d’œil en biais de La Semaine Africaine :

 

[…] virus qui hante les nouveaux journalistes que nous sommes, de toujours faire connaître, devant le micro ou sous notre plume, l’obédience politique à laquelle nous appartenons. Il y en a qui ont même pris des cartes de membres de partis, alors qu’ils continuent d’exercer. La profession de presse ne pourra être respectée que si les journalistes mettent au second rang leurs appartenances politiques, pour ne privilégier que le professionnalisme qui les oblige à l’objectivité. Mais, quand on veut faire une carrière politique, il faut alors abandonner le métier[36].

 

En dehors du fait que les professionnels de la presse s’affichent comme militants politiques, leurs journaux sont en plus considérés par les acteurs politiques eux-mêmes comme des moyens permettant d’atteindre leurs militants. C’est ce que révèle cette affirmation d’un conseiller politique, qui justifie le choix d’un journal privé pour faire passer sa réaction à la déclaration d’un adversaire politique : « Le choix de votre journal, c’est que nous avons tenu compte de son audience auprès des lecteurs »[37]. Ce qui confirme ce rôle assigné à la presse, celui de servir de courroie de transmission des messages politiques pour atteindre les publics.

 

La conséquence est que les journaux disparaissent comme ils naissent, c’est-à-dire spontanément. Et, pour s’assurer une survie économique, les journalistes s’accrochent parfois aux personnalités ou partis politiques à qui ils offrent de larges espaces d’expression et d’exposition dans leurs journaux. Ce qui peut aller jusqu’au soutien politique exprimé à travers leurs colonnes ou dans bien d’autres circonstances. C’est le cas du directeur de publication du journal Le Choc, Asie Dominique de Marseille, qui, dans une interview publiée dans le site Internet congopage.com, en 2006, affiche clairement son soutien au président de la République : « Je suis très courageux et je ne baisse jamais la garde surtout au moment où le président de la République a à charge la lourde mission de présider aux destinées de l’Union Africaine. Mon soutien lui est acquis comme il le sait d’ailleurs »[38]. C’est ce que l’on appelle ordinairement dans le milieu congolais « un journalisme alimentaire », comme l’affirme par ailleurs Bernard Mackiza, tout en le réprouvant : « Le journaliste prête le flanc à la politique, parce qu’il n’y a pas, en réalité, professionnalisme […] Et, on fait, de la sorte, ce que vulgairement on appelle le « journalisme alimentaire ». C’est dommage que l’on en soit là »[39].

 

Liées aux régimes et aux acteurs politiques, ces publications disparaissent parfois avec la fin de ces régimes. Ainsi, à chaque changement de régime, on assiste à la disparition de certains journaux et à la naissance d’autres (qui vont accompagner le nouveau régime). « Dix ans après le début de la démocratie, deux ou trois hebdomadaires créés dans ces années-là tiennent encore le coup, sur la trentaine de journaux nés dans l’euphorie »[40]. Ceci peut s’expliquer par deux raisons, qui sont d’ailleurs étroitement liées. La première tient aux sources de financement : ce sont effectivement les régimes ou les acteurs politiques qui financent ces publications. Pour Bernard Mackiza, ancien directeur de publication de La Semaine Africaine et aujourd’hui président de l’Observatoire congolais des médias (OCM), on ne peut pas vraiment parler d’entreprises de presse au Congo ; elles n’existent pas encore : « Depuis toujours, je pense que la presse n’existe pas encore, c’est-à-dire que les entreprises de presse ne sont pas mises en place ou, tout au moins, ne fonctionnent pas comme il se doit. Il y a, évidemment, des journaux qui paraissent […] Mais, en réalité, ils sont une sorte d’expression de liberté »[41]. En fait, cela apparaît comme l’une des caractéristiques générales de la presse africaine francophone. Thierry Perret n’a pas manqué de le souligner dans son ouvrage, lorsqu’il affirme que les « journalistes, en général sans ressources, ne sont pas davantage des gestionnaires, et ne s’intéressent qu’à une seule et même dimension : la politique, si bien que la presse en se démultipliant reproduit les mêmes schémas d’une presse d’opinion qui ne se conçoit pas comme une entreprise de nature commerciale »[42].

 

La seconde est relative au contenu même de ces publications : le contenu de cette presse, qu’on peut aussi appeler une presse de « connivence politique »[43], est essentiellement constitué d’articles qui louent les actions du gouvernement et des leaders politiques, de comptes-rendus des voyages du chef de l’Etat et des autres membres du gouvernement, des meetings et autres manifestations politiques, des séminaires, des ateliers spécialisés, des colloques organisés par le gouvernement, les associations, les organisations humanitaires, etc., tout comme au bon vieux temps du monopartisme. Le discours d’information médiatique se confond avec l’énoncé politique. C’est le retour de l’information dans ses cadres primaires qui exclut toute prise de distance avec la source.

 

Dès lors, on peut comprendre que la disparition d’un régime ou d’un parti politique entraîne ipso facto l’arrêt de mort d’une publication qu’il finançait, à moins que cette dernière ne se tourne vers un autre parti ou nouveau régime auquel elle proposera ses bons offices. Ce qui est souvent le cas. Dans un cadre d’apprentissage à l’exercice démocratique du pouvoir politique marqué par de nombreuses crises armées, ce modèle de journalisme né de la propagande politique peut avoir un effet pervers sur l’unité nationale, dans la mesure où chaque journaliste s’identifie à un parti politique dont il défend les idéaux.

 

2.4. Le cadre des guerres civiles : un régime de presse autoritaire

 

Le pluralisme d’opinions né de la réouverture à l’exercice démocratique du pouvoir a connu quelques fléchissements liés au basculement du pays dans des violences armées. La particularité de ces guerres civiles est que, comme l’affirme Joachim Mbanza, ce sont les milices des partis politiques qui dictaient la loi et les miliciens étaient des militants politiques. Une prise de position quelconque exposait donc son auteur à la fureur des militants armés :

 

Pendant ces périodes de conflits armés internes, La Semaine Africaine a continué de paraître, à l’exception de quelques semaines où il était impossible de travailler. A chaque fois, ce fut à nos risques et périls, la particularité des guerres civiles étant que les milices en conflit font la loi. Nous nous exposions par nos prises de position qui n’arrangeaient pas tel ou tel camp en conflit. En novembre 1993, alors que la guerre civile venait d’éclater à Brazzaville entre les partisans de Bernard Kolelas, leader de l’opposition allié à Denis Sassou Nguesso, et l’armée de Pascal Lissouba, alors président de la République, un article contre l’armée me valut l’hostilité de certains officiers. Je dus effacer le nom et le logo du journal qui ornaient les deux portières avant de notre véhicule […], pour pouvoir passer inaperçu [44].

 

C’est dire que les guerres civiles ont créé un climat assez hostile à l’exercice de la presse au Congo. La couverture même de ces guerres était une entreprise très risquée pour les journalistes. Ce climat d’hostilité à l’égard des journalistes a du coup influé sur les modalités de publicisation des faits de guerre civile. Chaque prise de position contre l’un ou l’autre camp politique en conflit étant considérée comme une prise de risque, on comprend que le commentaire et l’analyse soient volontairement écartés, au profit d’une simple information rapportée par des sources extérieures aux médias :

 

Nous n’avions pas la possibilité de faire des reportages sur le théâtre du conflit. Se promener avec un appareil photo, c’était s’exposer à la colère des miliciens qui, foncièrement, n’aiment pas les journalistes. Nous nous contentions alors de témoignages sur la guerre, de déclarations des partis politiques et d’articles de réflexion sur les moyens de mettre un terme au conflit. Notre prise de position visait à montrer les méfaits de la guerre sur les populations et à promouvoir une solution par le dialogue[45].

 

On se retrouve alors dans un registre prudentiel dans lequel on évite toute prise de position à l’encontre d’un camp politique. Et cette prudence et ce refus de prise de risque font subtilement glisser La Semaine Africaine dans le registre révérenciel où seuls les énoncés des sources sont mis en valeur et le discours de l’instance médiatique est absorbé par celui des sources extérieures au média.

 

Cette posture va continuer jusqu’à la période d’après-guerre. Cette fois-ci, le discours d’information médiatique s’accommode au discours politique dont la visée est l’apaisement du climat sociopolitique dans le pays. Le discours politique polémique est accusé d’avoir envenimé le climat social et provoqué les affrontements armés. Pour préserver la paix acquise grâce à la victoire militaire d’un camp politique sur l’autre, il faut jouer à l’apaisement et donc bannir les « joutes politiques ». La presse est appelée à contribuer à cette nouvelle mission de consolidation de la paix.

 

On est ici dans un régime autoritaire où la presse est interdite de toute critique de les hommes au pouvoir au pouvoir. Toutes les publications médiatiques privées sont tolérées, mais à condition qu’elles s’inscrivent dans l’orientation de la politique gouvernementale. Toute critique de l’action gouvernementale est susceptible de provoquer quelques désagréments au niveau des organes de presse. C’est le cas du journal Amicale qui, le 11 avril 2008, fut suspendu de parution pour une durée de trois mois, par le Conseil supérieur de la liberté de communication (CSLC), pour avoir publié des articles critiquant le chef de l’Etat et son programme de société « La nouvelle espérance ». En effet, le CSLC reprocherait à ce journal « la publication des articles susceptibles de troubler l’ordre public, la paix, la cohésion nationale ; d’inciter à la division, au soulèvement populaire et à la partition du pays »[46]. En juin 2006, un autre journal, Thalassa, fut condamné par le Tribunal correctionnel de Brazzaville à une interdiction de parution pendant six mois. Le tribunal avait, en outre, ordonné l’incinération de tous les exemplaires de l’édition du journal contenant un article jugé diffamatoire à l’égard du président Denis Sassou Nguesso[47].

 

Une fois de plus, La Semaine Africaine est appelée à jouer la prudence. « Dans un contexte de paix fragile, nous avons pris l’option de ne pas envenimer les crises politiques, par le jeu traditionnel de « pouvoir opposition ». Au contraire, grâce à la crédibilité dont il jouit, le journal essaie de jouer l’apaisement, pour préserver le climat de paix »[48], affirme Joachim Mbanza. Ce qui replace cet organe de presse dans sa posture adoptée durant le monopartisme. Les fluctuations du cadre politique congolais entraînent ainsi des recadrages médiatiques incessants au sein de La Semaine Africaine. Ce qui induit un perpétuel réaménagement de son orientation éditoriale pour continuer d’exister. La conséquence est qu’il s’installe de temps à autre un flou au niveau de sa ligne éditoriale qui est rendue très instable par les fluctuations du cadre politique et leur interférence dans le traitement de l’information. Thierry Perret relève à juste titre que cette ligne éditoriale n’est pas, aujourd’hui, si évidente à repérer dans ce journal : « Depuis, si elle [La Semaine Africaine] est toujours une référence, elle semble avoir des difficultés à définir une ligne éditoriale originale et son positionnement politique est jugé ambigu par certains »[49]. Cette ambiguïté éditoriale serait ainsi liée à l’interférence du cadre politique dans les cadres médiatiques.

 

Conclusion

 

Au terme de ce parcours, nous pouvons retenir que l’orientation de la presse congolaise est sujette aux fluctuations du cadre politique. Ainsi, à chaque cadre politique correspond un régime particulier de presse, avec des tons et des registres liés à chaque régime politique. Au monopartisme a correspondu une presse étatique vouée à la publication des discours des sources, c’est-à-dire la publication de l’expérience dans ses cadres primaires ; La Semaine Africaine, l’unique organe de presse privé toléré durant ce régime politique, fut contrainte à la prudence et à l’autocensure. A la réouverture démocratique a correspondu une presse libérale, avec des tons et des registres politiques, polémiques et technocratiques. Aux conflits armés et à la situation d’après-guerre, on a un régime de presse autoritaire, qui contraint les organes de presse soit à la prudence et à l’autocensure, soit à la révérence. Sans oublier que le jeu démocratique s’est mué en une dérive « militantiste » au niveau de la pratique journalistique, faisant des professionnels de la presse de simples hérauts des groupements politiques en quête du pouvoir. Ce qui signifie que chaque cadre politique induit une configuration particulière de l’orientation éditoriale de la presse. Ce qui, au niveau de La Semaine Africaine, s’est traduit par un « brouillage » de sa ligne éditoriale qui n’a jamais cessé de bouger au gré des circonstances politiques. C’est autant dire que l’interférence du cadre politique influe fortement sur l’orientation éditoriale de la presse congolaise.

 

                                                                                                      Pierre Raudhel MINKALA



[1] Cet article reprend une partie du mémoire de Master 1 Sciences de l’Information et de la Communication, présenté MINKALA-NTADI Pierre, en mai 2008, à l’Institut de la Communication et des Médias, Université Stendhal Grenoble 3, France

[2] Thierry PERRET, Le temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, Paris, Karthala, 2005, p.11

[3] Thierry PERRET, Op.cit., p.11

[4] Thierry PERRET, Id.

[5] Renaud de la BROSSE, Le rôle de la presse écrite dans la transition démocratique en Afrique, Thèse pour l’obtention du grade de docteur, Université de Bordeaux 3, Sciences de l’Information, Janvier 1999, p.24

[6] Bayi SANIBAGUY-MOLLET, « Les médias d’Afrique centrale face aux défis des démocraties balbutiantes », in Institut Panos Paris / COTA, Paroles d’Afrique centrale : Briser les silences, Paris, Karthala, 2003, p.74

[7] Cf. Pierre ALBERT, La presse, Paris, PUF, 1968, p.25

[8] Patrick CHARAUDEAU, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, Nathan, 1997, p.37

[9] Bernard MIEGE, et al., Le J.T. Mise en scène de l’actualité à la télévision française, Paris, La documentation française, 1986, p.24

[11] Noam CHOMSKY, Robert W. McCHESNAY , Propagande, médias et démocratie, Montréal (Québec), Ecosociété, 2000, 2004, p.38

[12] Noam CHOMSKY, Robert W. McCHESNAY, op.cit., p.40

[13] Joachim MBANZA, « Un journal dans la tempête de la guerre civile », in Institut Panos Paris / COTA, Paroles d’Afrique centrale : Briser les silences, Paris, Karthala, 2003, p.67

[14] Cf. Annick Veyrinaud-Makonda, « La presse congolaise depuis la Conférence nationale : pluralité, périodicité, longévité », in Africultures : http://www.africultures.com/index.asp?menu=revue_affiche_article&no=2116 (01/03/2008)

[15] Thierry PERRET, Op.cit., p.71

[16] Joachim MBANZA, Loc.cit., pp.67-68

[17] Joachim MBANZA, Id.

[18] Jean-Pierre ESQUENAZI, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, Grenoble, PUG, 2002, p.17

[19] Jean-Pierre ESQUENAZI, Id.

[20] Cf. Daniel JUNQUA, in Thierry PERRET, Op.cit., p.228

[21] Yves de la HAYE, Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, Grenoble, ELLUG-Pensée Sauvage, 1985, p.125

[22] Joachim MBANZA, Loc.cit., p.68

[23] Thierry PERRET, Op.cit., p.44

[24] Joachim MBANZA, Loc.cit., pp.68-69

[25] Cf. Joachim MBANZA, « Nous sommes un concentré de l’histoire du Congo », in Institut Panos : http://www.panos-ao.org/spip.php?article2638 (19/11/2007)

[26] Cf. Philippe MABIALA, L'Editorial dans la presse chrétienne, Analyse des hebdomadaires La Semaine Africaine et La vie, Paris, L'Harmattan, 2007, p.86

[27] Cf. Documents du Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n° 26, §1

[28] Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique, Paris, Mame/Plon, 1992, p.401

[29] Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique, p.404

[30] Philippe MABIALA, Op. cit., p.81

[31] Joachim MBANZA, Loc.cit., 2003, p.69

[32] Joachim MBANZA, Loc.cit.,  p.67

[33] Joachim MBANZA, « Nous sommes un concentré de l’histoire du Congo », in Institut Panos : http://www.panos-ao.org/spip.php?article2638 (19/11/2007)

[34] Joachim MBANZA, Id.

[35] Joachim MBANZA, Ibid.

[36] Cf. « Ces journalistes qui choisissent de servir des formations politiques », in La Semaine Africaine,

 n° 2758, du vendredi 11 Janvier 2008, p.4

[37] Cf. « Ntumi devra venir prendre ses fonctions, dans le calme, à Brazzaville », in La Semaine Africaine, n°2742, du vendredi 9 Novembre 2007, p.5

[38] Cf. http://www.congopage.com/article3278.html?var_recherche=atterrir (19/11/2007)

[39] Cf. Viclaire Malonga,  « La presse n’existe pas encore et les journalistes ne sont pas totalement qualifiés », in La Semaine Africaine, n°2389, du 21 novembre 2002.

[40] Joachim MBANZA, Loc.cit., 2003, p.69

[41] Cf. Viclaire Malonga, Loc.cit.

[42] Thierry PERRET, Op.cit., p.45

[43] La connivence est, dans le journalisme, une complicité secrète entre les journalistes et leurs sources d’information. La déontologie du métier exige que les journalistes veillent à ne pas confondre proximité et connivence. Mais certains se laissent prendre à ce piège.

[44] Joachim MBANZA, Loc.cit., 2003, p.69

[45] Joachim MBANZA, Loc.cit., p.70

[46] Cf. « Le Conseil supérieur de la liberté de communication suspend la publication du journal « Amicale », in République du Congo Brazzaville : http://www.congo-site.com/pub/fr/index.php (15/04/2008)

[47] Cf. « Un tribunal de Brazzaville décide de la suspension d’un journal pour une durée de 6 mois », in Journaliste en danger : http://www.jed-afcentre.org/communique.php?id_communique=223 (15/04/2008)

[48] Joachim MBANZA, Loc.cit., 2003, p.70

[49] Thierry Perret, Op.cit., p.199