Repenser et reproposer le «Mbongi»

 

REPENSER ET REPROPOSER LE « MBONGI » 

 

L'histoire récente de l'Afrique met au grand jour un malaise qui, en fait, est la pérennisation de toutes les formes d'annéantissement que le continent ne cesse de subir, depuis la traite négrière jusqu'au néocolonialisme, en passant par les régimes négateurs de l'apartheid et autres dictatures des temps contemporains, sans oublier la globalisation sauvage dont les conséquences envers les nations les plus pauvres du globe sont tout simplement affreuses. L'Afrique, en effet, bat le record de guerres fratricides aux causes complexes et obscures. Elle est devenue le terreau et le lieu de prédilection de toutes les épidémies, du chômage chronique et irrésolvable, des esclavages de toutes sortes, etc. Le Congo n'est pas à l'écart de ce tableau obscur, aux reflets toujours funestes. La situation dramatique que ce dernier traverse nécessite, par voie de conséquence, une réflexion et une action tous azimuts.

 

L'aspect ainsi décrit n'a pas la prétention d’être exhaustif, mais présente une facette déterminante. D'où la nécessité de le considérer avec beaucoup de lucidité et de courage. Le volet social reste une préoccupation permanente. La crise ne fait que s'aggraver. Le nombre de jeunes sans emploi augmente chaque année, des phénomènes sociaux nouveaux naissent. La précarité de la vie s'accroit au jour le jour. Les structures socio-sanitaires comme les structures scolaires se dégradent au point de créer une psychose, d’engendrer la peur du lendemain. Le peuple, dans sa grande majorité, impuissant devant ce qui paraît être son sort implaccable, son destin inéluctable, est entré dans une léthargie qui risque d'avoir, à moyenne ou longue échéance, des conséquences fâcheuses d'assimilation de la situation, d'anesthésie et d'inertie complète.

           

Il nous faut donc penser à une action sociale dont l'Eglise peut être promotrice (et pour cela elle est essentiellement pastorale), et qui vise l'éveil de la conscience collective, au nom de la triple fonction – sacerdotale, prophétique et royale – de notre baptême. Cette action trouve toute sa raison d'être dans le dialogue nécessaire entre l'Eglise et le monde dont les intérêts sont parfois divergents. L'intérêt pour la société humaine, dont l'Eglise elle-même fait partie, découle du mystère de l'incarnation, central dans notre foi chrétienne. «Et le Verbe s'est fait chair, dit Jean, et il a établi sa tente (sa demeure) au milieu de nous» (Jn 1,18). Ce serait une action qui entrerait dans le cadre de la pastorale soit de la jeunesse, soit des fonctionnaires, soit encore des étudiants et des milieux intellectuels. Mais de laquelle on ne saurait exclure les couches rurales, paysannes, qui représentent un bon pourcentage de notre population nationale. Dans un contexte rural, les « fonctionnaires » sont une couche sociale très importante du fait de leur instruction, au milieu d'une grande frange non instruite. Une attention particulière à leur égard serait très bénéfique pour les individus et les communautés. Il ne faut pas oublier qu'au niveau religieux, c’est une couche très vulnérable. Elle est toujours exposée à l'appât de l'ésotérisme, de la gnose et autres cultes initiatiques, auxquels s'ajoutent les nouvelles spiritualités afro-chrétiennes, les Eglises de réveil, etc.

 

Cette action pastorale requiert d'être fondée sur deux structures, une qui tienne compte de notre tradition communautaire: le mbongi (structure d'éducation, d'encadrement, de formation humaine), et une autre de caractère théologico-théologal : la foi chrétienne basée sur la Parole de Dieu, la Tradition vivante de l'Eglise. A la base de ce discours se trouve la conviction que l’Afrique ne pourra sortir des ornières que dans la mesure où elle saura assimiler et intégrer l'une dans l'autre, sa tradition (sérieusement mise à l'épreuve par l'irruption du modernisme reçu à travers la colonisation qui est une destruction des mécanismes de cohérence de la personnalité), les valeurs de la culture moderne (qui ont parfois de la peine à s'harmoniser avec ce qui reste de substrat culturel indestructible), et la foi chrétienne. Encore aujourd’hui, un long chemin reste à parcourir en ce qui concerne l'enracinement de la foi en Afrique.

 

Le problème de fond que l'Afrique doit nécessairement résoudre, c’est la définition, ou mieux encore la redéfinition de son identité. On ne le dira jamais assez, tant l'urgence se fait sentir. Le motif de cette définition ou redéfinition, est la superposition des valeurs qui n'arrivent pas toujours à s'intégrer, à se compénétrer dans une synthèse harmonieuse et épanouissante. En fait, encore aujourd'hui, la situation psychologique collective de l'Africain est celle vraissemblablement de la schizophrénie, l'éclatement de la personnalité. C'est à ce problème, en réalité, que le mouvement de la négritude se penchait, même si, là aussi, la flamme semble s'éteindre, et l'héritage s'évanouir. Au demeurant, lorsque l'on parle de retrouver soi-même, c’est de ce cheminement qu'il s'agit. Ici il faut vite écarter l’idée de retour à la culture primordiale, qui est irréalisable; mais plutôt de recours dans ce qu'elle a encore de substrat repérable à valoriser.

 

C'est cette réalité que l'Eglise doit soutenir par son action. Mais en l'élargissant toujours aux dimensions mystiques du peuple de Dieu. L'action de l'Eglise en tant que telle ne doit pas avoir des laissés pour compte. Au contraire, elle doit englober, intéresser, interpeller le plus de monde possible. C'est celui-là, l'horizon théologique et eschatologique de sa mission. Ce n'est qu'à cette condition qu'elle sera à la hauteur des enjeux.

 

De manière concrète, il s'agit de créer des cercles de réflexion où des personnes d'une même catégorie (étudiants, intellectuels, jeunes, etc.) se retrouvent pour réfléchir sur leur foi et son implication concrète dans le monde. La réflexion devrait tenir compte des paramètres sociaux concrets, des faits auxquels on appliquerait l'Evangile, la Parole de Dieu. Il s'agit, dans une certaine mesure, de redécouvrir ce qui est la méthode de l'action catholique: « voir, juger, agir.»

 

D'un autre côté, c'est une dimension qui cadre bien avec le dynamisme de nos communautés ecclésiales exubérantes, de notre population largement jeune. Si l'on pouvait se permettre une comparaison, on évoquerait l'expérience des communautés ecclésiales de base sur lesquelles l'Amérique latine fonda sa nouvelle conscience d'être Eglise, et que nous avons aussi essayé d'appliquer au Congo, sans toutefois les avoir portées à plein épanouissement. Il n’est peut-être pas question d'appliquer une réalité d'un contexte donné dans un autre qui n'est pas le sien, ni de surestimer une réalité qu'on ignore. Mais on peut en observer l'esprit qui a fécondé ces expériences. Barthélemy Adoukonou, dans un contexte qui nous est encore plus proche, entrevoyait cette perspective avec la création du « Sillon Noir » où l'on essaie de réaliser ce dialogue nécessaire entre tradition africaine, moderne et foi chrétienne. Le théologien lui-même présente le mouvement comme « une interpellation adressée à tout chrétien africain d'assumer ses responsabilités vis-à-vis de la culture de ses ancêtres en la faisant entrer dans l'héritage du Christ »[1].

 

Le mbongi, dans notre mentalité afro-congolaise est le lieu communautaire par excellence. C'est là où se transmettent l'éducation, le savoir, la connaissance, la sagesse, la nourriture, bref, les valeurs matérielles et spirituelles. C'est le lieu où se forme la personnalité de l’individu et de la collectivité. Il ne s'agit pas pour nous de replaquer cette instance traditionnelle de vie communautaire, dans un monde en perpétuelles mutations, mais d'en retrouver les racines et d'en conserver l'esprit, mieux de le faire se régénérer dans un dialogue constructif et fructueux avec la réalité concrète. Ce lieu, nous le savons, n'existe plus avec l'ère du modernisme. Mais ses formes n'ont pas pour autant disparu complètement. Au sein de l'Eglise, par exemple, les mouvements d'apostolat fonctionnent un tant soit peu sur ses cendres, selon ses schèmes. Avec l'effritement presque irréversible de nos valeurs culturelles, son image nous aiderait à inculquer une pensée nouvelle, forte et cohérente et arriver ainsi à un type d'homme enrichi par la réflexion sur son propre sort et celui de son frère, à partir de ce qu'il est vraiment.

 

Cette action aurait l'avantage de partir de la base, d'éclairer la conscience, de vulgariser un certain enseignement, une certaine conception des choses et du monde qu'est la conception chrétienne enracinée dans son terroir. L'autre avantage, à n'en point douter, est de servir de relai à l'action et aux paroles de nos pasteurs concernant notre société. Ceci se situe dans la ligne directe de la théologie africaine qui vise aussi la libération de la conscience africaine de tout ce qui l'appesantit, l'engourdit, l'obscurcit pour un épanouissement complet de tout être et de tous les êtres. C'est l'exigence pour l'Eglise de proposer un modèle social alternatif. C'est aussi une occasion pour elle d'atteindre certaines couches sociales qui n'y trouvent plus leur compte; parce que l'Eglise se serait réduite à l'encadrement des mouvements de spiritualité qui ont toujours leur place et leur raison d'être, sans être toute l'Eglise.

 

Le réveil de l'Afrique est de l'ordre de l'espérance chrétienne. Il a toujours constitué une préoccupation majeure de l'Eglise. Il doit continuer à tourmenter la conscience collective et surtout celle intellectuelle. Ce n'est que dans cette mesure qu'il se concrétisera. Notre conscience chrétienne est ici interpellée au plus haut point. L'enracinement de notre foi est à ce prix. La foi elle-même doit toujours être le moteur de notre pensée et de notre action.

 

                                                 Ildevert Mathurin MOUANGA



[1] Cité par S. Sempore, «Barthélemy Adoukonou. Un pionnier de l’inculturation en Afrique de l’Ouest», in B. Bujo, J. Ilunga Muya (éd.), Théologie africaine au XXIe Siècle. Quelques figures, vol. 1, Paulines, Kinshasa, 2004, pp.163-164.