Les enjeux d’une philosophie africaine nouvelle : Propositions pragmatologiques

 

Prêtre du diocèse de Pointe-Noire, l’Abbé Stève Gaston Bobongaud  prépare une thèse de doctorat en philosophie, à Rome (Italie). Il vient de publier, en 2008, un ouvrage intitulé Les enjeux d’une philosophie africaine nouvelle : Propositions pragmatologiques, aux Editions du Centre de Recherches Pédagogiques, à Kinshasa (République Démocratique du Congo). Il nous livre ici les différentes problématiques qu’il a abordées dans cet ouvrage, dont la thèse principale est le recentrement de la pensée philosophique africaine autour de ce qu'il appelle une démarche « pragmatologique.» Ce livre est le fruit de ses recherches qu’il a menées en philosophie, dans le contexte africain, depuis 2002, notamment lors de ses études à l'Institut Catholique de Yaoundé (Cameroun) où il avait obtenu son diplôme de Maîtrise en Philosophie.

 

 

A) L’authenticité et la densité de la Philosophie Africaine contemporaine      

 

La substance du livre est faite de la réflexion sur la philosophie africaine en tant qu’elle emprunte une voie nouvelle ou qu’elle veut se réaliser dans l’horizon d’une réflexion-action qui s’auto-détermine comme philosopher-engagement pragmatologique, autrement dit réflexion-action qui met en son centre la logique de l’activité tout en intégrant la dimension éthique (le bien), la dimension esthétique (le beau) et la dimension mystique (l’amour-agapè) dans son déroulement historico-temporel.

 

En relisant l’histoire de la philosophie africaine contemporaine telle que présentée par Ngoma-Binda (1994a : La philosophie africaine contemporaine. Analyse historico-critique, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa (F.C.K.), R.P.A. n° 21, 258 p.) et d’autres penseurs locaux, à travers ses trois axes généraux (l’axe idéologico-politique / l’axe herméneutique / l’axe critico-prospectif), on peut dire que celle-ci a connu une réelle densité et s’est enrichie en acquis de divers ordres : acquis d’ordre anthropologique et historico-culturel / acquis d’ordre méthodologique et épistémologique / acquis d’ordre académique et heuristique.

 

A signaler que l’émergence contemporaine de la philosophie en Afrique s’est réalisée dans le sillage du livre du Père Placide Tempels, La philosophie bantoue (1945). Ce livre a servi de base à un ensemble de recherches locales. Le processus se constituant dans la défense et  la contestation continuées des intuitions centrales  et des orientations fondamentales de cette œuvre a contribué au surgissement d’un véritable penser-africain-aux-êtres-et-aux-choses selon la normativité épistémique et la répétitivité méthodologique des disciplines scientifiques occidentales. Il a permis l’auto-érection d’une philosophie en train de se constituer ; une philosophie africaine contemporaine en train de se déployer sous le double mode de la différentialité / attestabilité onto-logo-pragmatique (au plan de l’être, de la pensée comme de la parole ainsi que de l’action). «La ruse de la raison, comme l’affirme Hubert Mono Ndjana, aura placé Tempels à l’origine de l’histoire de la philosophie africaine contemporaine » (La philosophie africaine hier et aujourd’hui. Communication à la Journée philosophique, Yaoundé, Université Catholique d’Afrique Centrale,      2003 : 2).

 

Il sied de souligner que, dans le développement de la Philosophie africaine contemporaine, on peut déceler des paradigmes de la nouveauté puissamment à l’œuvre. Entre autres, on y (dé)-couvre la nouveauté comme rupture avec  l’«ethnophilosophie» et quête de libération totale des Négro-africains (Marcien Towa, Chindji-Kouleu) ; la nouveauté comme institution de la « néo-africanité » (Marie-Viviane Tsangu Makumba) ; la nouveauté comme éveil  (Elungu Pene Elungu) et comme traversée (Jean-Godefrey Bidima) ; la nouveauté comme « inflexionnalité » et « existentialité » (Tshiamalenga-Ntumba, Ngoma-Binda, Mbambi Monga Oliga, Mono Djana, Rachel Ava Bidja, Ebénezer Njoh-Mouelle…).

 

L’inflexionnalité et l’existentialité définissent l’horizon dans lequel doivent être déterminés les pensers-à-la-nouveauté en Afrique à l’heure actuelle. Effectivement, dans le contexte actuel, une philosophie africaine pour être authentique, doit demeurer inflexionnelle et existentielle. Elle doit s’orienter vers les problèmes concrets que vivent les populations locales et apporter sa contribution théorique et pratique à leur résolution : toute philosophie africaine digne de ce nom est invitée à penser le mal africain, en relation avec l’environnement global du monde. Elle doit devenir « existentialiste », dans le sens où elle doit être fonction de l’existence historique des peuples africains (Mono Ndjana, 2001 : « Les défis de la philosophie à l’aube du IIIème millénaire », Kulu, Annales de l’Institut de Philosophie Saint Joseph Mukassa, n° 1 : 31) Il s’agit donc pour elle d’éviter de se produire dans une sorte d’ésotérisme académique et de mystification verbologique, mais d’aller au-devant des pleurs d’une Afrique malade de ses maux et d’une frange de son histoire. En somme, il s’agit pour elle de se manifester effectivement et de s’accomplir pleinement comme une  « philosophie populaire » : une philosophie africaine qui part des enjeux existentiels des sociétés et des peuples locaux pour chercher à réorienter leurs histoires concrètes, une philosophie africaine proche des populations du continent et attentive à elles, à ses vrais  problèmes… (Mbandi, 2004)[1].

 

En reprenant et en approfondissant les orientations de la nouveauté tels qu’ils se dessinent dans les recherches philosophiques africaines contemporaines, nous en avons proposé trois registres. Pour nous, la nouveauté se dit et se vit selon une triple orientation épistémologique, méthodologique (en tant qu’elle convoque la méthode pragmatologique) et téléologique.

                     

B) Sens et enjeux de la nouveauté en tant qu’orientation et accomplissement pragmatologique en Philosophie africaine nouvelle

                                    

Dimension épistémologique : une nouvelle considération théorique et une nouvelle exigence conceptuelle 

                                   

Au niveau épistémologique, la philosophie africaine nouvelle s’établit en récusant certaines orientations théoriques du penser philosophique africain. Il s’agit d’un triple refus théorique et d’une affirmation de base que nous développons en ces termes : le refus de l’afro-pessimisme méthodologique et métaphorique, le refus de l’idéologie du retard, le refus de la fragmentation théorique, la possibilité de l’accomplissement théorique et existentiel des Africains réels.

 

Dimension méthodologique : une nouvelle démarche philosophique – l’exigence pragmatologique 

 

La méthode pragmatologique correspond à une analyse de l’ordre des êtres et des choses qui prend en compte les effets pratiques au fondement de l’analyse et ceux inhérents à son aboutissement. Elle a trait effectivement à l’orientation de la philosophie africaine nouvelle vers la pratique, l’action et l’activité ; à sa considération des éléments concrets structurant le (dé)-roulement de la pensée et des effets pratiques résultant de l’application théorique. De façon précise, elle s’oriente vers l’institution de la logique (logoV) de l’activité (pragmatoV ) dans le dire et le faire des Africains. Si elle ne se confond pas absolument avec certaines philosophies qui promeuvent l’action, la philosophie africaine nouvelle, à travers la dimension pragmatologique, en recueille néanmoins certaines intuitions. Elle les convoque dans quelques unes de leurs indications. Il s’agit notamment du marxisme, du blondélisme, du pragmatisme et de l’analytique structurale pragmatologique (proposée par Giuseppe Bufo)

 

A partir des présupposés théoriques de notre démarche heuristique et des orientations pratiques de notre investigation, nous avons établi les modes du Dire pragmatologique de la philosophie africaine. Ces modes concernent les diverses déterminations inhérentes à l’expression de la philosophie africaine nouvelle ainsi qu’à son épiphanie émancipatrice en contexte local. Ils s’inscrivent dans un horizon pluridimensionnel constitué des couples de réalités (non)-contraires : dimensions critique et symbolique, sociopolitique et éthique, socio-économique et esthétique, pragmatique et mystique…

 

Les modes du Dire pragmatologique de la philosophie africaine nouvelle obéissent à un processus logique et dynamique qui comprend quatre déterminations :

 

-         Dire interpellateur : il consiste en un repérage des pertinences et incongruences sociopolitiques, technoscientifiques… ; au rappel des réalisations ainsi que des erreurs et errements divers ; au signalement des grandeurs ainsi que des fractures et césures historiques, culturelles… ; il suppose un cheminement méthodique, une représentation éthique et une orientation esthétique ;

 

-         Dire instaurateur : il correspond à la re-formation des discours et des pratiques, à la re-formulation des conceptions selon leurs effets concrets ; au renouvellement de la vision et à la re-fondation des illusions à travers leur capacité d’activation de l’existence ; à la réorganisation dynamique de l’espace mental et social ; à la proposition d’une perspective épanouissementale aux différents ordres existentiels locaux ;

 

-         Dire incitateur : il vise l’engagement pratique et la contribution responsable de chacun et de tous à l’édification de l’ordre de l’activité ; la mise en exergue des théories et des pratiques ; c’est la phase des choix nécessaires à opérer pour la réalisation effective du discours et l’accomplissement plénier de l’être ; il suppose la sursomption du passé dans l’assomption du présent pour la com-position du futur ;

 

-         Dire évaluateur : il représente la récapitulation dynamique du mouvement d’épanouissement ; la revue historico-temporelle des efforts consentis et des résultats obtenus dans la construction du nouvel ordre existentiel ; c’est aussi le moment d’une possible réorientation de la théorie.

 

La démarche inhérente à la méthode pragmatologique en philosophie africaine nouvelle consiste en trois opérations clés :

 

-         Considérer de façon équivalente et valorisante les pensées et traditions locales, les discours et productions philosophiques (pro)-africains ;

 

-         Les analyser à partir de leurs principes propres afin d’en déterminer la validité ainsi que la pertinence pour l’épanouissement des Africains ;

 

-         En recueillir les éléments centraux pouvant concrètement contribuer à cette entreprise d’épanouissement ou les orienter dynamiquement dans cette direction.

 

 

Dimension téléologique : une nouvelle contribution à l’épanouissement des Africains : la libération de l’Afrique ou l’émancipation du continent africain, le salut des Africains, le développement de l’Afrique, dans ses expressions socio-économiques et politique, dont les figures topiques sont l’Europe et  l’Amérique du Nord et les étalons, la croissance économique, le progrès matériel ainsi que la démocratie occidentale. L’épanouissement en philosophie africaine nouvelle inclut le développement matériel du continent mais il l’élargit à la dimension spirituelle et humaine, à l’horizon existentiel. Il refuse une vision développementale unilatérale qui a constitué le terreau de l’afro-pessimisme et de l’idéologie du retard.

 

En fait, la philosophie africaine nouvelle refuse une entrée pessimiste et catastrophiste à la pensée sur les « réalités africaines »[2]. Elle refuse une réduction méthodologique de l’approche théorique des problèmes africains. Elle veut déterminer pragmatologiquement les intuitions majeures de la philosophie africaine contemporaine, c’est-à-dire les orienter vers la joie maximale d’exister des populations locales. C’est à partir de ce soubassement théorico-pratique que nous avons visité quelques sites significatifs où se réalise la vie de l’homme africain aujourd’hui, notamment le domaine culturel, la politique, la société et l’économie africaine…

 

C) Illustration de la fécondité de la démarche pragmatologique en Philosophie africaine nouvelle : détranscendantalisation des concept(ion)s : transformation de la conception culturelle en Afrique ; l’émergence de la Panafricanité en tant que sursomption intégrale du Panafricanisme     

 

De la re-culturation :

 

La culture africaine a fait l’objet de plusieurs études. Elle est  généralement désignée soit comme l’obstacle majeur au développement des populations du continent, soit comme l’atout principal dont les peuples africains disposent pour leur épanouissement. En contexte philosophique, deux tendances majeures se dégagent au sujet de la considération de la culture africaine aujourd’hui :

-         Celle qui procède à leur rejet et à leur mise à l’écart quasi-absolue ;

-         Celle qui invite à un retour propre aux sources locales ou à une redécouverte critique des pensées et traditions africaines.

 

Les divergences à propos de la convocation de la culture africaine pour l’émergence du continent définissent la nécessité de ses nouveaux enjeux herméneutiques et pratiques. A proprement parler, elles introduisent à la problématique d’une définition pragmatologique de la culture ou de la dimension culturelle de l’Africain. De fait, l’essentiel ne se trouve ni dans le rejet radical de l’Occident, car il est en nous ; ni dans son mimétisme total, car ce serait suicidaire. Le problème n’est pas non plus dans l’abandon de nos traditions, car elles nous déterminent naturellement. Ainsi, l’opération d’une synthèse culturelle s’impose. Une synthèse qui est réorganisation des données existantes et proposition culturelle nouvelle qui  possibilise l’épanouissement des populations. Il s’agit d’une sorte de symbiose et de conjonction culturelles par récréation ou mixage des différents apports. Nous voulons traduire cette nécessité de synthèse et de recréation ainsi que la pertinence d’une nouvelle orientation culturelle, en recourant à un concept original : la « reculturation ».

 

La « reculturation » peut être conçue comme un processus de réévaluation de reformulation pragmatologique des cultures africaines. Elle tient compte de la grave déculturation subie par les Africains comme de l’échec de l’entreprise d’authenticité culturelle proposée par les politiques et penseurs locaux. Elle s’ouvre à la « transitivité culturelle » ou « transculturalité », c’est-à-dire au caractère complexe, interactif, transitoire et prospectif de toute culture humaine véritable. Comme approche théorique et comme orientation pratique, la « reculturation » ne procède pas d’une dynamique passéiste ou criticiste. Elle se veut plutôt intégrative. Elle s’organise selon une ligne qui valorise le passé, assume le présent pour mieux investir le futur. La « reculturation » prend en compte la complexité de la situation actuelle du monde marquée par l’interculturalité ainsi que la configuration pluriculturelle des sociétés. Elle vise à terme ce que Nsame Mbongo appelle la « transafricanité », c’est-à-dire l’intégration et la globalisation des processus historiques, culturels, politiques et économiques négro-africains qui, partant des solidarités locales et sous-régionales, aboutissent aux biens communautaires régionaux et intercontinentaux nécessaires pour le redressement de l’Afrique et l’épanouissement des Négro-africains (2003 : Naissance de la philosophie et renaissance de     l’Afrique. Communication au Colloque international de Philosophie, Yaoundé, U.C.A.C. : 14). 

                                            

Différente de l’« ajustement culturel » promu par Daniel Etounga Manguelle[3], la « reculturation » conduit à une nouvelle appréhension des identités africaines. Celles-ci ne se présentent plus comme des entités culturelles quasi-figées et repliées sur soi. Elles ne se réalisent plus dans une perspective de destruction des autres ou de guerre potentielle contre eux. La « reculturation » donne à déchiffrer les identités africaines comme des unités subjectives ouvertes à l’altérité et ordonnées à l’activité. Elle fait découvrir la centralité de l’interaction nécessaire à l’accomplissement des relations non-ambiguës entre les différents sujets historico-culturels présents dans le monde. Elle inscrit le devenir des identités  africaines dans le champ de la « co-intersubjectivité »[4] active et dialogique, c’est-à-dire de la co-présence totale de l’un (le Je) à l’autre (le Tu) et au tiers (le Il), dans la réciprocité, à travers l’engagement et la recherche commune de bonté, de beauté, de vérité et de générosité. Une éthique et une esthétique nouvelles se profilent à l’horizon de cette organisation autre de la vie personnelle et collective à partir de la culture.

                                    

Du « Panafricanisme » à la « Panafricanité »

 

L’enjeu de l’émergence sociale de l’Afrique et de l’épanouissement réel des Africains défini dans notre démarche définie comme pragmatologique, détermine une figure autre du Panafricanisme. De façon spécifique, il postule la transformation radicale du Panafricanisme pour qu’il ne concerne plus principalement les responsables politiques, les intellectuels, les femmes et hommes de culture, etc., mais s’oriente vers les nombreuses masses africaines.

 

Historiquement, le Panafricanisme s’est présenté comme un projet global et grandiose d’intégration locale à travers l’engagement de l’intelligentsia noire, la contribution des personnalités politiques, des structures socioculturelles négro-africaines… Il s’est manifesté comme une idéologie africaine de résistance affirmant la nécessité de la grande unité des nations d’Afrique pour leur libération socio-politique, culturelle et économique. A son actif, nous pouvons signaler : l’éveil et le réveil de la conscience noire ; la prise de conscience des défis inhérents à la libération ainsi qu’à l’autodétermination des Négro-africains ; l’affermissement des entités politiques continentales en tant que nations souveraines, stables et pacifiques ; les regroupements sous-régionaux des nations africaines,  l’émergence de l’Union Africaine après l’Organisation de l’Unité Africaine, etc.  Ces résultats sont importants. Ils dessinent le périmètre sémantique et pragmatique du penser au Panafricanisme comme Panafricanité.

 

La Panafricanité se donne à découvrir comme une translittération populaire du Panafricanisme. Elle correspond à une inflexion pratique du Panafricanisme pour que celui-ci sorte des cercles académiques et politiques, qu’il quitte l’espace des grands forums de technocrates, des congrès interminables d’experts et surtout des sommets de chefs d’Etats et autres gouverneurs, pour investir réellement la société et les peuples négro-africains. La Panafricanité veut restituer le Panafricanisme aux braves populations africaines et le re-situer dans leur être, en considérant leurs raisons de vivre et de mourir. Elle fait passer l’ « ethos pan-nègre » du plan structurel et intellectuel au niveau existentiel. Elle le détache de la dimension juridique et diplomatique pour l’arrimer à la vie véritable des masses africaines. Elle apparaît ainsi comme une vision simple et un versant faible du Panafricanisme.

           

Il faut le dire, la Panafricanité institue une nouvelle configuration du pouvoir politique panafricain, en l’arrachant aux mains des grands tyrans et en le remettant aux peuples  locaux. Elle ne rejette pas les initiatives continentales comme l’Union Africaine. Elle récuse plutôt une Union Africaine bâtarde, insensée et avilissante : une Union Africaine des dictateurs, une Union Africaine des promoteurs de coups d’Etat, une Union Africaine des phagocyteurs d’espérance populaire et des programmeurs de catastrophes nationales – marasmes économiques,  guerres, génocides… – La Panafricanité promeut finalement une (re)-construction de l’Afrique par le bas. Elle postule l’unité réelle des Africains des villes et des villages, l’union concrète des populations locales qui végètent dans la galère. Elle établit que les peuples africains sont les premiers animateurs de l’Union Africaine et les vrais moteurs de l’émancipation sociale et humaine de l’Afrique.

                                                    

Nous voyons bien que la Philosophie africaine nouvelle en tant que philosophie pragmatologique, demeure une véritable pensée tournée vers les masses africaines dans leur quête d’auto-accomplissement historico-temporel. Néanmoins, elle demeure confrontée, toutes difficultés par ailleurs considérées, aux problèmes inhérents à la résurgence des nouveaux mouvements religieux en contexte local, à la question de la critique démasquante et ironisante qui marque aussi les savoirs africains contemporains, au problème du manque d’engagement existentiel des penseurs africains (l’académisme dans le domaine philosophique en contexte local) et, comme difficulté fondamentale, à la question de la langue dans laquelle elle peut (ou mieux) doit être exposée…

            

D) L’Afrique qui est

                                        

Au-delà des difficultés et des questions multiples, nous constatons que la philosophie africaine nouvelle est en mouvement pour le bien-être et la joie maximale d’exister des Africains réels. L’orientation pragmatologique de la philosophie africaine nouvelle, avec une convocation de l’éthique, de l’esthétique et de la mystique, illustre que la pensée philosophique peut plus au sein du continent. Elle montre que la philosophie est réellement utile aux Africains dans leur quête d’épanouissement ou de vie plénière, malgré les incertitudes envahissantes et les contrariétés diverses. Cette philosophie utile aux Africains[5] ne se présente pas sous l’image de l’oiseau de Minerve, qui prend son envol à la tombée de la nuit. Elle prend le symbole du coq.

 

En effet le coq, dans nos quartiers et nos villages, réveille la masse encore endormie. Il l’invite à affronter la journée et à travailler. Ce qui induit l’idée de l’engagement existentiel : l’appel du coq est l’appel au travail et au développement, non pas l’appel à l’amusement ou à la corruption. De même, au cours de la journée, le coq rappelle que le temps s’écoule sans cesse (panta rhei héraclitéen). Aussi faut-il agir  et se prendre fermement en charge pour ne pas être surpris par l’avènement de la nuit (physique, politique, éthique…). Enfin, dans un poulailler, le coq peut seul féconder toutes les poules et assurer le renouvellement de la vie. La philosophie africaine nouvelle qui se réalise sous l’image du coq est une « philosophie gallinaire »[6]. Il paraît urgent d’approfondir ses propositions épistémologiques et de promouvoir sa vulgarisation. Nous pensons qu’une médiatisation de cette philosophie africaine paraît nécessaire pour qu’elle touche le plus grand nombre de masses. Le théâtre et la musique, en tant qu’instruments de transmission et de partage d’idées, auraient une place privilégiée dans un tel projet de démocratisation de la philosophie africaine ou de publicisation de sa manifestation.

 

En fin de compte, la philosophie africaine nouvelle conduit à découvrir l’Afrique comme un monde autre que le domaine des plus grands misérables de la planète ; la foire aux maladies (sida, paludisme, drépanocytose…) ; le repaire des dictateurs ; le champ des fondamentalismes et des guerres de toutes sortes (Bidima, 1995 : La philosophie négro-africaine, Paris, Puf : 123). Elle porte à vivre l’Afrique comme un authentique terreau de possibilités ; un espace où surgissent les nouveaux leaders de paix et de développement, les nouveaux fondateurs et initiateurs de passerelles ;  un univers bouillonnant de vie ; une terre d’espérance, d’amour et de joie : le continent de la beauté et de l’ambiance. Tel est aussi l’enjeu de la présence de l’Afrique et de sa renaissance actuelle au sein du système-monde. 

 

Le continent africain demeure effectivement une terre merveilleuse qui entretient les passions et les rêves de toute une humanité épuisée par le développement technoscientifique et la logique démentielle du marché. Il est la terre primordiale, la terre merveilleuse et la mère de tous les humains. Pour toute une humanité assoiffée de renaissance et de vie, l’Afrique apparaît comme un monde magnifique, un univers des fantasmes. Le monde de la magie et des pouvoirs mystiques dont il faut déceler le secret. Elle demeure une terre pleine de vitalité, de joie et d’espérance. La terre vivante, la terre de l’allégresse et de la fête, où la musique, la prière et la danse ont permis de porter plusieurs poids historiques et de résister à la détérioration du peuple (Aparecido, 2000 : Résistance et joie », Spiritus, n° 160). L’harmonie, le rythme, la communion et la mystique inhérents à l’Afrique sont un message vivant pour tous les peuples de la terre. Ils peuvent apporter au monde une logique autre que la raison calculante, l’individualisme méthodologique et le consumérisme généralisé induis par la modernité occidentale. Ils peuvent participer au projet de renaissance du monde et d’humanisation de la mondialisation que Michel Kouam appelle de tous ses vœux : vécue d’Afrique, « la vraie mondialisation, dit-il, serait à l’image de l’harmonie musicale et d’un ajustement des couleurs symbolisant la richesse des continents » (2001 : « Humaniser la mondialisation par la musique et la danse », Revue Philosophique de Kinshasa, vol. XV, n° 27-28 : 116). Tels sont les défis qui ont constitué la trame aussi de notre propos. Ils peuvent être exploités et approfondis dans d’autres directions[7].

 

« Mamba nto na nto » : « L’eau vient de tous les ruisseaux »[8]. L’émergence de l’Afrique viendra des différents ordres existentiels organisés et orientés vers l’élévation morale et spirituelle de l’homme pour lequel ils se sont constitués. Elle sera l’œuvre conjointe des enfants, des femmes et des hommes qui, au-delà des différences, conjugueront leurs potentialités ; ceux qui mettront ensemble les mains à la pâte pour sculpter un univers local plus beau tout en s’ouvrant aux autres peuples. Nous avons là un vaste programme existentiel qui convoque l’engagement effectif des philosophes locaux ainsi que leur capacité de création, de vigilance critique et d’anticipation historico-temporelle (Eboussi-Boulaga, 1977 : La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine)

 

                                                                                                                        Stève Gaston BOBONGAUD  

 

 

 

(Stève Gaston Bobongaud, Les enjeux d’une philosophie africaine nouvelle : Propositions pragmatologiques, Kinshasa, Editions du Centre de Recherches Pédagogiques, 2008, 197 pages)



[1] Alexandre Esongi Mbandi soulève « la question d’une philosophie populaire » dans un article qui porte ce titre. Il détermine le sens de l’expression philosophie populaire en contexte occidental. Il en situe ensuite l’émergence et en démontre  la pertinence en philosophie africaine (2004 : « La question d’une philosophie populaire », Revue Philosophique de Kinshasa, vol. XVII, n° 32).

[2] A ce sujet, une réflexion comme celle de Zacharie Bere est éclairante. Dans son article intitulé « Réalités africaines et questionnement sur l’existence » (2002 : Revue de l’Université Catholique d’Afrique de l’Ouest (R.U.C.A.O.), n° 17), il signale l’urgence d’une philosophie qui pense l’existence en Afrique et réponde aux exigences du moment. Philosopher aujourd’hui en Afrique, c’est penser la crise africaine qui est multidimensionnelle (politique, sociale, économique, culturelle et surtout herméneutique – perte du sens, perte du sens de la parole –) ; c’est déceler les mécanismes qui président à la fragilisation historique du continent et penser son malaise en face de la mondialisation ; c’est prendre sur soi de construire le futur proche et lointain sur la base de ce qui est survenu ou qui survient ; c’est finalement proposer des chemins de dialogue avec les autres cultures et réintroduire le sens en Afrique, le sens de la parole (communication) ainsi que le sens de l’existence (vie). 

[3] Selon Daniel Etounga Manguelle la cause de la dérive du continent est la culture africaine, avec son auto-enfermement, son manque d’ardeur à se tourner vers ou aller à la rencontre d’autres cultures et à exploiter leurs éléments positifs. L’ajustement culturel est le socle de la révolution culturelle. Pour la présentation de cette perspective, voir Charles Romain Mbelle, « Théorisation des impossibilités de l’être-en-commun dans les philosophies africaines de l’ajustement » (2003 : Théorisation des impossibilités de l’être-en-commun dans les philosophies africaines de l’ajustement.  Communication au Colloque international de Philosophie, Yaoundé, U.C.A.C. : 4).

[4] Le concept « co-intersubjectivité » est de Daniel Mizonzo. Il institue un équilibre et une réciprocité radicale entre les trois pôles engagés dans la relation intersubjective, le Je (ipséité), le Tu (altérité) et le Il (illéité). (1998 : L’accès à autrui d’après Martin Heidegger et Emmanuel Levinas : la question de l’intersubjectivité. Leçon et épilogue doctoraux, Paris, Université de Paris Sorbonne).

[5] Un auteur comme Njoh-Mouelle parle de l’utilité de la philosophie dans son essai intitulé La philosophie est-elle inutile ? Selon lui, la philosophie est gardienne de l’Etre. Elle porte tous les systèmes de connaissances et toutes les sciences. En outre, elle a le souci de la valeur. Dans le contexte mondial d’aujourd’hui, elle conserve toute sa valeur d’être. Le philosophe est investi d’une mission de veilleur de l’humanité et d’éveilleur des consciences. La pertinence de la philosophie suppose la mise en place des équipes de chercheurs qui travaillent en collaboration pour l’avènement du sens et le développement des hommes (2002 : La philosophie est-elle inutile ? Six essais autour du principe d’utilité, Yaoundé, Clé : 22-26).

[6] Au sujet de cette réflexion sur la « philosophie gallinaire », voir Biangany Gomanu (1984 : « Culture et idéologie comme facteur du développement de l’Afrique » dans Philosophie africaine et développement, Kinshasa, Faculté de Théologie Catholique : 29) et Muhigirwa (2000 : «‘Primum vivere deinde philosophari’ ? (Leçon inaugurale) », Raison Ardente, n° 59 : 115).

[7] Dans cette perspective, nous voulons signaler les recherches originales et fécondes de Meinrad Hebga (1998 : Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, Paris, L’Harmattan). Ce dernier réalise une herméneutique des traditions africaines, en scrutant le domaine difficile du paranormal. Les Africains, dans leur quotidienneté, sont confrontés aux phénomènes paranormaux. La proposition d’un discours africain lucide sur  ces phénomènes participe à la connaissance profonde de l’univers local. Les recherches de Meinrad Hebga, récusées par certains penseurs locaux, conservent toute leur grandeur en philosophie africaine nouvelle. De fait, elle nous font appréhender le caractère pluraliste du composé humain et nous ouvre à une anthropologie dynamique ; une anthropologie qui se définit au-delà des catégories dualistes établie par la philosophie greco-latine. Elles nous aident à mieux approfondir la quête d’épanouissement plénier des Africains. L’herméneutique du paranormal en contexte local manifeste le souci philosophique d’atteindre l’intégralité de l’existence des Africains confrontés à divers drames dans l’espace et dans le temps. A signaler que ces réflexions de Meinrad Hebga  ont été exploitées et développées par Paul Christian Kiti (2005 : Du paranormal au malaise multidimensionnel de l’Afrique. Une réflexion à partir de la pensée de Meinrad Hebga, Paris, L’Harmattan) dans l’analyse du malaise multidimensionnel de l’Afrique et les chances de son émergence dans le contexte actuel.

[8] Proverbe lari (République du Congo).