L’action du Christ ouvre l’homme à Dieu

 

L’action du Christ ouvre l’homme à Dieu (23ème Dimanche ordinaire – Année B)

 

 

Textes : Is 35, 4-7a ; Ps 145 (146) ; Jc 2, 1-5 ; Mc 7, 31-37

 

 

Le chapitre 7 de Marc finit avec cet épisode de la guérison du sourd muet (ou bègue). Avec tous les détails qu’il possède, Marc est seul à avoir ce récit. Matthieu (15,29-31) qui semble avoir un texte parallèle, s’en détache à maints égards. Le chapitre comprend plusieurs séquences qui ne sont pas nécessairement unies entre elles. A partir du v. 24 intervient la mention de la région de Tyr, où Jésus entre, et qui fait le lien avec la péricope suivante (7,31-37). Certains manuscrits ajoutent aussi Sidon (Cf. Mt 15,21) ; c’est ainsi qu’on présente souvent cette région méditerranéenne dans le Nouveau Testament (Mc 3,8). Les deux ont en commun aussi la thématique de la guérison. Par rapport à la logique narrative du chapitre, Jésus qui était arrivé dans la région de Tyr (Mc 7,24), où il avait guéri la fille de la femme syrophénicienne, en sort pour aller vers la région de la Décapole où il exerce aussi son ministère de guérison. C’est le cas de ce sourd muet. Avec ces deux textes (Mc 7,24-30 et 7,31-37), nous sommes dans un contexte de salut réalisé en dehors des frontières de la Judée. En outre, un autre texte de guérison se trouve en lien avec celui-ci, Mc 8,22-26. Ici il s’agit d’un aveugle que l’on amène vers Jésus et que celui-ci guérit en le conduisant à l’écart et en utilisant aussi de la salive. Les Synoptiques, Marc en particulier, insistent beaucoup sur l’action thérapeutique de Jésus dès le début de son ministère public comme action messianique, et comme manifestation ponctuelle du salut de Dieu à travers sa personne (Mc 1,21-45).   

 

Dans ce texte, l’aspect géographique semble subir un coup de force. Le déplacement de Jésus, dans l’ordre indiqué (Mc 7,31), paraît complexe. Il faut bien fixer le sens des prépositions. Cependant, il a un sens théologique considérable. Tout d’abord il présente Jésus comme un prédicateur itinérant (Mc 1,38.39). La proclamation du Royaume des cieux exige que l’on parcoure les routes du monde, pour faire arriver partout le message du salut. C’est ce que fait le Christ ; c’est ce que feront ses disciples après lui. Ensuite, le Christ lui-même va à la rencontre du monde et arrive jusque chez ceux qu’on peut déjà appeler ici les nations. Le Christ, par ses déplacements et par son ministère, anticipe ainsi les nouvelles frontières de l’annonce de son message de salut, les confins de la terre. Israël doit s’ouvrir aux dimensions du monde, non dans le sens où le disait le Prophète Isaïe : tous les peuples afflueront vers la montagne de Sion (Is 2,2-3), mais dans le sens où Jérusalem devient le point à partir duquel retentit la parole du Seigneur jusqu’aux confins de la terre (Ps 19,2-5). La Décapole est une région de langue et de culture grecques, à l’Est du Jourdain (Sud-Est du lac de Tibériade) qui avait déjà pris son autonomie autour de 63 av. J.C. Nous sommes donc en dehors de la juridiction de la Judée au temps de Jésus. Les Evangiles, cependant, ne manquent pas de signaler que certains disciples qui suivent Jésus dès le départ sont aussi de la Décapole (Mt 4,25). Marc y fait se réaliser un miracle sur un possédé qui devient disciple du Christ (Mc 5,2-20). L’Evangile accuse cette tension d’ouverture vers l’étranger. La foi chrétienne est ouverture. Elle ne peut s’accommoder avec la fermeture dans nos ghettos. Tous sont appelés à former l’unique peuple de Dieu dans la diversité des origines et des appartenances.

 

La guérison advient en prenant le sourd muet hors de la foule (Mc 7,33). Jésus se retire de la foule comme pour vouloir créer une intimité avec la personne malade. Les deux mouvements s’opposent en même temps qu’ils se complètent. La foule apporte vers Jésus, et lui se retire d’elle, prenant avec lui le sourd muet. Le désir de Jésus n’est pas de céder à la tentation du spectacle des actions thaumaturgiques. Mais il veut établir un rapport particulier avec la personne. Seul à seul avec le malade, il réalise la libération de cet homme. Le Christ veut en quelque sorte instaurer un contact personnel avec le malade. Il ne méprise pas l’individu. Bien au contraire de la foule, il peut en quelque sorte extirper le malade pour s’occuper singulièrement de lui. Ceux qui le conduisent à Jésus ne sont pas définis. Mais l’Evangile montre en même temps que ce n’est pas une foule anonyme que l’on veut guérir, mais une personne singulière ; une personne avec laquelle on peut entrer en contact. On peut observer le passage du sujet pluriel qui conduit à Jésus (v. 32) et le singulier auquel il s’adresse (vv. 33-35). En fait, l’essentiel du récit se concentre sur ce singulier. C’est seulement lorsque le miracle est accompli que le Christ s’intéresse de nouveau à la foule en s’adressant à elle. Enfin, le narrateur prend le soin de reporter l’émerveillement choral de la foule (vv. 36-37). Matthieu choisira plutôt la ligne de la guérison en masse (Mt 15,30). Marc montre plutôt un Jésus qui s’intéresse à l’individu.

 

Le rituel de guérison est minutieusement décrit (Mc 7,33-34). Tout commence par le retrait de la foule (7,32b), puis les doigts dans les oreilles, le toucher de la langue avec de la salive (le contact avec la partie malade du corps), le regard vers le ciel, le souffle et l’ordre de s’ouvrir (ordre donné dans la langue du peuple, l’araméen). Marc rassemble ainsi tous les ingrédients, depuis le contact avec le malade jusqu’au rapport avec le ciel, sans oublier une certaine communication avec le malade. Lorsque Jean rapportera la prière sacerdotale, il soulignera ces yeux de Jésus levés au ciel (Jn 17,1). Le canon romain a repris ce geste avant la consécration du pain, imitant le Christ qui lève les yeux vers « Dieu, son Père tout puissant ». Jésus n’est pas seulement en contact avec son Père pendant ses longues heures de prière, comme le montre si souvent Luc (Lc 6,12), mais dans toutes ses actions. Il lève ses yeux au ciel comme pour s’unir à son Père au moment précis où il veut opérer la libération, le salut de cet homme.

 

La salive que Jésus utilise dans cet épisode, comme dans la guérison de l’aveugle (Mc 8, 22-26) se réfère probablement à un rite thérapeutique archaïque. Les anciens, en effet, attribuait à la salive des vertus thérapeutiques. En cela, Marc montre l’incarnation du Fils de Dieu comme une véritable insertion dans notre histoire, dans les coutumes de son peuple. Il ne s’agit pas d’une idée, mais bien d’une réalité. Le Christ va jusqu’à utiliser des techniques thérapeutiques de son temps. Mais il n’y a pas que la salive, il y a le contact direct, le toucher des parties malades à guérir : les oreilles, la langue, comme pour vouloir défaire tous les nœuds qui liaient son ouïe et sa langue. Et puis il y a le souffle. Marc, Luc et Jean rapportent chacun un épisode où on a affaire avec le souffle de Jésus. Pour Luc, c’est à la crucifixion, quand Jésus rendit le souffle, l’esprit à son Père (Lc 23,46). Pour Jean, c’est le soir de la résurrection, pour communiquer l’Esprit Saint aux apôtres en vue de la rémission des péchés (Jn 21,22). Pour Marc, c’est à cette guérison. Il pourrait s’agir de la communication d’une énergie créatrice, mieux encore, recréatrice. Et dans ce cas, on pourrait se référer aussi ici au souffle de la création de la Genèse (Gn 2,7) qui fit d’Adam, le premier homme, un être vivant. Ou alors le souffle dont parle Ezéchiel qui redonne vie aux ossements desséchés (Ez 37,9-10). A tous ces endroits de l’Evangile, on n’emploie pas le même verbe, à tel point que le parallélisme peut sembler forcé. Mais la réalité concrète (à l’exception peut-être de Lc 23,46, où le verbe contient la racine pneuma qui sert à indiquer l’Esprit Saint) est pratiquement la même.

 

L’ordre de s’ouvrir, rapporté en araméen, représente la pointe de ce miracle et de tout le texte. Ce qui justifie ce verbe, c’est la situation des oreilles bouchées qui doivent s’ouvrir pour entendre. Mais l’ordre à la deuxième personne  du singulier semble s’adresser à l’homme tout entier. Il ne s’agissait pas seulement des oreilles, mais de toute la personne qui était fermée surtout à la grâce de Dieu dont la surdité devient l’image. Par conséquent, la guérison de la surdité devient à son tour une image de l’ouverture de toute la personne à Dieu et au monde. La liturgie a recueilli cet ordre en le plaçant à la fin de la célébration du baptême. Par ce sacrement, le nouveau baptisé s’ouvre à la vie de la grâce, à l’écoute de la Parole de Dieu. Tout en étant ouvert à Dieu, le chrétien est ouvert au monde, et Dieu peut lui communiquer toute sa grâce. Avec l'ouverture des oreilles, se délie aussi la langue. Le muet peut alors ouvrir la bouche et parler correctement. Le Psaume invoque le Seigneur pour qu’il libère l’orant du sang versé (du péché) de sorte que sa langue proclame sa justice ; qu’il ouvre ses lèvres de sorte que sa bouche publie ses louanges (Ps 51,16-17). L’action du Christ ouvre l’homme à Dieu, à la vie avec lui, à la louange.

 

En conclusion de l’Evangile, outre l’ordre de ne rien dire à personne adressé à toute la foule (7,36), et qui fait partie du « secret messianique » de Marc, se trouve l’extrême émerveillement de la foule (Cf. Mc 1,22) qui relie l’action du Christ à la tradition isaïenne (Cf. Is 35,5). Ce que le Christ réalise est reconnu par la foule de la Décapole comme œuvre messianique. D’où le débordement de joie. Matthieu parle également d’étonnement (Mt 15,31), mais l’expression employée par Marc est assurément plus forte. Il s’agit d’un transport à l’excès hors de soi. Ceci est d’autant plus grand que l’on se trouve dans un territoire païen. Tous les peuples sont disposés à accueillir la Bonne Nouvelle du salut et à proclamer les merveilles de Dieu. C’est ce que porteront à la lumière la Pentecôte et l’activité missionnaire qui en découle (Cf. Ac 2,5-11). D’ailleurs, l’Evangile le note bien : plus on leur interdisait, plus ils le proclamaient (Mc 7,36).

 

Il nous reste de conclure cette méditation avec une considération pour l’Eglise d’Afrique à la lumière de cet Evangile. Il est impérieux de remettre l’homme avec ses joies et ses angoisses au centre de l’intérêt. Dans une Afrique qui cherche son chemin pour s’ouvrir au bien-être de tous et de chacun, l’Eglise se donnera la tâche de réaliser le contact avec l’homme dans son intimité, dans sa profondeur et dans son concret, c’est-à-dire avec ses maux, cherchant toujours à les guérir, et ses atouts, cherchant à les épanouir. La mission que l’Eglise pourra se prescrire c’est celle d’ouvrir davantage l’homme à Dieu pour son salut, et par conséquent au monde.   

 

 

Abbé Ildevert Mathurin MOUANGA