Prêtre sur les pas de saint Pierre

 

Prêtre sur les pas de saint Pierre

 

Dans son numéro 2, § 9, Pesbyterorum Ordinis affirme ceci : « Participant pour leur part à la fonction des apôtres, les prêtres reçoivent de Dieu la grâce qui les fait ministres du Christ Jésus auprès des nations, assurant le service sacré de l'Evangile, pour que les nations deviennent une offrande agréable, sanctifiée par l'Esprit Saint ». Il se trouve souligné ici au moins trois choses. D’abord, le prêtre reçoit son ministère de Dieu. Ensuite, le prêtre participe à la fonction des apôtres. Enfin, le prêtre est ordonné, non pas pour lui-même, mais pour les nations. Comment tenir ces trois éléments dans notre contexte où l’image du prêtre est de plus en plus teintée d’ambiguïtés, où les rumeurs véhiculent des faits et des idées souvent contradictoires sur le prêtre ?

L’année sacerdotale (2009-2010) est sans doute l’occasion de s’arrêter pour approfondir la question de la nature du presbytérat, à travers une relecture de notre expérience de prêtre. Et le parcours de l’apôtre Pierre, considéré par la tradition comme le prince des apôtres, peut être d’un secours certain. Il s’agit de revisiter notre propre cheminement dans le sacerdoce, à la lumière de celui de Pierre. Le prêtre est assurément, comme Pierre, un homme fragile choisi par le Christ pour le service de son peuple, un sauvé qui annonce le salut. Le prêtre annonce le salut parce qu’il est convaincu qu’il est lui-même sauvé par le Christ.

Les textes du Nouveau Testament nous présentent Pierre comme un homme simple et fragile, aux prises avec ses propres incompréhensions, mais aussi capable d’adopter des solutions pratiques, sans manifester de plan préconçu. Homme-référence, Pierre vit jusqu’au bout au cœur du monde, dans ses drames et dans ses mythes. Il fait figure de bâtisseur d’un édifice sans lézardes lorsque les querelles font rage dans les premières communautés chrétiennes. Comme prêtre, marcher sur les pas de Saint Pierre, c’est apprendre à assumer et à dépasser sa fragilité (reniement du Christ avant le chant du coq ou le temps de la conversion), pour vivre pleinement son sacerdoce comme un ministère donné par le Christ lui-même.

 

1. Avant la rencontre avec Jésus

Pour ouvrir le chemin, il nous faut jeter un regard sur la période écoulée avant notre ordination sacerdotale, pour cerner, en sa juste valeur, la nouveauté qu’apporte l’identité de prêtre. Chez Pierre, tout commence sur les bords du lac de Galilée, appelé aussi lac de Tibériade ou lac de Génésareth. Là se trouve logée sur les plages, la cité de Bethsaïde (qui signifie  maison de la pêche). On parle Grec à Bethsaïde. Etymologiquement, Galilée vient de l’expression « cercle des pierres ». La Galilée est un rude pays de cailloux, et le Galiléen a une réputation d’homme sévère qui se bat avec sa terre pour planter et semer. C’est à Bethsaïde, dans la famille de Jonas, que naît, selon l’évangile de Jean (Jn 1,44), Siméon ou Simon.

A une période inconnue, Simon part s’installer à quelques kilomètres de Bethsaïde, à Capharnaüm, un port de pêche situé en Galilée. Simon parlait Araméen et Grec. Il devait vivre plutôt aisément car, selon l’évangéliste Luc, il avait son propre bateau (Lc 5,3). Il possédait aussi une maison qui deviendra le quartier général de Jésus lorsqu’il prêchera en Galilée. Comme tout bon Juif, Simon prit femme très tôt. Paul indique que Simon se faisait accompagné de sa femme lors de ses missions (I Co 9,5). Il n’avait donc pas abandonné sa femme. Selon Eusèbe de Césarée (+ 340), elle meurt martyr. Tous s’accorde à dire que, quand le bienheureux Pierre vit sa propre femme partir vers la mort, il rendit grâce de ses souffrances et de ce qu’elle revenait à la maison. Il lui adressa un discours d’encouragement, l’appelant par son nom et disant : « Ô toi, souviens-toi du Seigneur ». (Cf. Eusèbe de Césarée Histoire Ecclésiastique, III, XXX, 2).

La vie de Simon s’écoulait paisiblement jusqu’au moment où il rencontre Jésus. Les évangiles ne sont pas unanimes sur le déroulement exact de cet épisode. Pour les synoptiques, Jésus a déjà inauguré sa prédication et rencontre Simon en train de pêcher en compagnie de son frère André. Il dit : « Venez avec moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes », et eux abandonnent leur filets. Chez Jean, la rencontre se fait de manière spontanée. Jésus regarde Simon pour que celui-ci le suive : « Jésus le regarda et dit : "tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Képhas" ». Képhas est un mot araméen qui signifie pierre, roc. Il s’agit d’un surnom. On le trouve tantôt transcrit simplement en lettres grecques (Képhas : Ga 1,18 ; 2,9 ; I Co 1,12), tantôt traduit en grec Petros, que nous traduisons en Français par Pierre. Le changement du nom de Simon par Jésus doit être rapproché de nombreux exemples bibliques. Un nouveau nom marque le signe de l’élection divine en vue d’une promesse dont l’accomplissement dépasse la personne à qui on le donne. Aujourd'hui, les noms sont des termes utilisés simplement pour étiqueter les choses et les gens, pour distinguer les uns des autres. Les nombres pourraient bien servir à cela aussi. Mais dans le monde biblique, les noms étaient plus que des étiquettes. Les noms portaient un message. Cela veut dire que le nom d'une personne était un indicateur de qui était cette personne, une description de son caractère, de sa foi, de son apparence, ou de son essence profonde.

Ce n’est donc pas pour lui-même que Simon reçoit le nom de Pierre, mais bien pour sa filiation : Simon n’est Pierre que parce qu’il est celui sur lequel l’Eglise se fonde. Être prêtre, sur les pas de saint Pierre, c’est accepter d’assumer toute la densité sémantique et sociale du nom de « prêtre ». Prêtre, non pas pour soi-même, mais pour autrui, pour le peuple de Dieu.

 

2. La faiblesse comme force

L’évangéliste Matthieu présente la faiblesse de Pierre comme une force. Il trace le portrait d’un homme que la sollicitude de Dieu aide à surmonter son péché, le portrait d’un homme faillible triomphant. Tel est sans doute le cas de tout homme qui reçoit la vocation de Dieu pour le service des autres : appelé dans la gratuité, sans mérite et sans forces particulières, la grandeur du prêtre dépend de son ouverture à Dieu. L’appel de Pierre chez Matthieu (Mt 4,18-20) se passe comme une partie de pêche. Jésus agit comme les pêcheurs Simon et André, il lance le filet et ramène les poissons (disciples). Jésus pêche ses disciples sur un jeu de mot, qui dissimule pourtant un sens profond. La vocation de Simon fait écho à un récit de vocation de l’Ancien Testament, celui d’Elisée. Il suffit que le prophète Elie lui jette son manteau sur les épaules pour qu’il suive (1R1, 19-21). Pierre est donc comme le nouvel Elisée, le disciple fidèle par excellence qui ne veut pas quitter son maître. Jésus, quant à lui, apparaît, dans une certaine mesure, comme le nouvel Elie, le prophète par excellence, celui dont le peuple disait, dans son espérance messianique, qu’il devait venir en libérateur pour rendre au peuple juif son indépendance et sa gloire.

La réponse de Pierre à l’appel de Jésus préfigure toutes les autres vocations auxquelles il faut donner réponse et dont la suite ne se clôt qu’avec le « oui » ultime du lecteur auquel s’adresse l’Evangile. La promesse de Jésus est au futur : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes ». Pierre ne sera pêcheur d’hommes qu’à la fin de la longue aventure décrite par l’Evangile. Et Matthieu précise : « Eux, aussitôt, laissant les filets, le suivirent. » Cette précision n’est pas seulement littéraire. Elle indique que le temps de la venue du Christ est court et qu’il a peu de temps pour se décider. La Galilée, carrefour des nations, comme on disait, est la porte ouverte sur le monde : à partir d'elle, le salut de Dieu apporté par le Messie rayonnera sur toutes les nations. Saint Matthieu s'empresse de souligner qu'il établit sa demeure dans les territoires de Zabulon et de Nephtali, autrefois dévastés par les Assyriens. Ces régions avaient senti, plus que les autres, le besoin urgent du Libérateur promis. Fidèle à la tradition juive, saint Matthieu évite de mentionner le Nom divin : le Messie vient donc instaurer le « Royaume des cieux », une structure sociale où Dieu lui-même prendra le pouvoir pour établir une société où tous auront droit à leur juste part de bonheur.

Pierre abandonne non seulement les filets qui représentent sa condition de vie, mais aussi l’entreprise familiale. Dans la société juive où prendre soin de sa famille est un devoir sacré, Pierre accomplit une folie et un acte impie. Deux épisodes permettent de saisir la personnalité de Pierre : la marche sur les eaux et la confession de foi de Pierre. Après avoir déclaré son attachement à Jésus, Pierre est confronté à sa propre faiblesse, mais reçoit l’assurance d’avoir finalement la faveur de Dieu.

a) La marche sur les eaux (Mt 14, 22-34) révèle le caractère profond de Pierre, sa faiblesse, mais aussi sa capacité à être sauvé. Il convient de souligner ici trois choses. La première, c’est la foi de Pierre. Il appelle Jésus « Seigneur », nom réservé à Dieu ou à ses envoyés. La deuxième est que Pierre demande à Jésus de lui donner l’ordre. Il montre que lui-même ne peut rien, que seule la parole de Jésus peut réaliser l’impossible. La troisième chose est que Pierre conditionne l’ordre à la nature de Jésus : « si c’est bien toi ». La foi de Pierre est opérante : il marche sur les eaux. Mais, brusquement, il s’effraie. Il n’a pas peur de la marche comme telle, mais d’un élément extérieur, le vent. Il ne doute pas de Jésus mais du vent. Face au danger de mort, la foi s’épure, révèle la confiance en Dieu, qui seul sauve : Jésus rattrape Pierre. Dans sa peur de la mort, il a pu expérimenter le geste qui sauve. Pierre illustre ainsi la nature de la vraie foi : il ne s’agit pas de dépasser les limites de la nature humaine, ni de vouloir saisir Dieu, il s’agit de reconnaître que Jésus-Christ peut révéler la présence de Dieu dans une sorte de médiation. La foi de Pierre figure la foi de l’Eglise : elle doit reconnaître le Ressuscité, en le voyant intervenir et sauver le disciple qui sombre, fut-il le chef de ses frères. De même, le prêtre doit sans cesse se rappeler qu’il est un modèle de foi pour le peuple de Dieu.

b) La profession de foi de Pierre (Mt 16, 13-23). Ici, l’évangéliste présente Pierre sous un double éclairage : une première étape d’exaltation, où Pierre affirme son attachement indéfectible à son maître, puis un temps de protestation où il n’apparaît plus comme le disciple parfait que la première étape laissait entrevoir. C’est en deux temps que Jésus questionne ses disciples. Le premier temps consiste à repérer l’identité de Jésus « au dire des gens ». C’est un passage nécessaire. L’âme croyante à la recherche de son bien-aimé commence par interroger les gardes de la ville ; il ne faut pas brûler cette étape, mais il ne faut pas en rester là non plus. C’est en passant par eux et en les dépassant que la bien-aimée trouve enfin celui que son cœur aime (Cf. Cantique 3, 3-4 : « A peine les avais-je dépassés, j'ai trouvé celui que mon cœur aime. »). Aussi après avoir interrogé les gardes de la ville (au dire des gens qui suis-je ?) convient-il de les dépasser dans une quête personnelle (« pour vous qui suis-je ? »).

La question, notons-le bien, n’est pas de savoir qui est Jésus, mais qui est Jésus pour nous. Elle nous oriente vers ce qu’on appelle une christologie fonctionnelle. On ne s’intéresse pas à ce qu’est Jésus en lui-même mais à ce qu’il est pour nous, propter nos homines. Confesser que Jésus est Christ, Sauveur, Envoyé, etc., c’est reconnaître d’abord ce qu’il fait à notre égard, avant de poser une définition métaphysique sur son essence. Dans la Bible, Dieu lui-même se laisse nommer ainsi, non dans son être en-soi mais dans son agir pour nous. Dieu est « Celui qui nous a tirés du pays d’Egypte » ou « Celui qui a parlé à nos pères » ou « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ».

La définition ne jaillit pas de spéculations sur l’être divin mais de l’expérience vécue par Israël. De même l’expérience du salut en Jésus précède la reconnaissance de son identité théandrique. C’est à partir de ce que Jésus est pour nous que l’on découvre ce qu’il est en lui-même : vrai homme, vrai Dieu. La réponse de Simon-Pierre semble figurer cet enchaînement : « Tu es le Messie (fonction, pour nous) ; le Fils du Dieu vivant (essence, en-soi) ». La christologie fonctionnelle ou sotériologique précède la christologie métaphysique. C’est dans les sacrements que les chrétiens font à chaque génération l’expérience du salut en Jésus-Christ. Toute christologie part donc de l’expérience sacramentelle. Jésus est « Celui dans la mort et dans la vie duquel je suis plongé par le baptême, Celui que je reçois dans l’eucharistie, Celui qui me pardonne au confessionnal… ». Si Jésus peut nous communiquer ainsi la vie de Dieu, c’est qu’il est lui-même le Fils de Dieu. Ainsi « Jésus est découvert Fils de Dieu non pas à partir d’un honneur qu’on voudrait lui rendre mais à partir d’un service qu’il nous a rendu ». Ce que Jésus est pour nous, nous introduit à la connaissance de ce qu’il est pour le Père. En effet, Jésus se donne avant tout comme l’Envoyé du Père, le Révélateur du Père, le Médiateur entre Dieu et les hommes. La christologie, pour être fidèle au Christ, se doit donc de conduire notre attention sur Celui que Jésus révèle et communique par le don de l’Esprit.

 

3. La participation à l’œuvre du Christ

Revenons à Pierre. Pierre reçoit la promesse de la participation privilégiée à l’œuvre de l’édification de l’Eglise. C’est la personne historique de Pierre, en tant qu’apôtre et confesseur de la foi, qui demeure la pierre sur laquelle le Christ bâtit. L’Eglise sera désormais la maison que le Christ doit bâtir et dont Pierre est la fondation. La communauté ainsi fondée prévaut contre toutes les oppositions, même celle des portes de l’Hadès, c’est-à-dire celle des puissances des enfers. Le terme juif utilisé ici ne se réfère pas seulement à la géhenne, le lieu juif de la perdition et du châtiment, mais aussi au shéol, le séjour des morts.

C’est aussi Pierre qui décide qui doit y entrer. Pierre remplit ici le rôle d’Elyaqim, fils de Hilqiyyahu dans le livre d’Isaïe (22, 21-22), le rôle de l’huissier de Dieu. Lier et délier signifie aussi, dans la Torah, un acte d’autorité qui décide si telle action est conforme à la loi ou ne l’est pas. Pierre obtient donc le pouvoir d’interpréter la loi. Pierre reçoit en quelque sorte la mission de représenter le Christ. Une sorte de transmission de pouvoir est prévue pour le temps où Jésus ne sera pas là de la même manière. Mais l’avertissement demeure : la primauté est subordonnée à une acceptation profonde de la volonté de Dieu.

L’accession à la foi s’effectue en deux temps : un temps d’incompréhension où l’on reçoit les bases de la foi et un temps d’accès à la compréhension, qui permet de remettre en place les éléments. Or, pour Pierre, la première phase se déroule avant la résurrection de jésus.  L’appel de Pierre est l’une des premières actions qu’accomplit Jésus. Un mot constitue la différence de l’appel de Pierre chez Marc et chez Matthieu. Alors que pour Matthieu Jésus disait : « Venez à ma suite et je vous ferai pécheurs d’hommes » (Mt 4,19), Marc précise : « Venez à ma suite et je vous ferai devenir (genésthai) pécheurs d’hommes » (Mc 1,17). Ce verbe suggère la longueur du processus pédagogique qui parcourt tout l’Evangile. Plusieurs épisodes indiquent l’abaissement de Pierre. A l’épisode de la transfiguration, Marc ajoute cette précision concernant Pierre : « Il ne savait que dire, car ils étaient effrayés » (Mc 9, 6). Ainsi Pierre, dans l’évangile de Marc, est maladroit, peu enclin à comprendre le sens de l’enseignement de Jésus. Mais Jésus reste fidèle à Pierre malgré sa faiblesse humaine.

Sur les pas de l’apôtre Pierre, le prêtre est sans doute appelé à répondre à ces questions : suis-je la pierre sur laquelle le Christ peut bâtir son Eglise ? Ai-je le souci des brebis du Seigneur à moi confiées ?

 

                                                                     Père Claver BOUNDJA, o.p.

                                                                     Aumônier universitaire de Brazzaville