La vie fraternelle : gage et ferment de la sainteté du prêtre

 

 

La vie fraternelle : gage et ferment de la sainteté du prêtre

 

 

Pour marquer la célébration de l’année sacerdotale Juin 2009 - Juin 2010, nous voulons réfléchir sur la sainteté du prêtre dont la vie fraternelle et la vie sacramentelle en sont le gage et la source. Mais, avant d’arriver au point d’encrage de notre réflexion, un besoin semble s’imposer devant nous : celui de repréciser que la fraternité sacerdotale s’inscrit sur deux points essentiels découlant du concile Vatican II. Il s’agit de l’immanence réciproque entre l’aspect personnel et communautaire du ministère presbytéral, d’une part, et du caractère universel du ministère presbytéral, d’autre part. L’évocation et l’explicitation de ces deux points nous permettront de parler des quatre dimensions de la fraternité sacerdotale. Et, enfin nous parlerons de la vie fraternelle, ferment de sainteté, comme point d’encrage de notre modeste réflexion, tout en prenant comme modèle la sainteté Saint Jean-Marie Baptiste Vianney, le Saint curé d’Ars, patron de tous les prêtres.

 

1- L’immanence réciproque entre l’aspect personnel et communautaire du ministère presbytéral

Pour définir l’identité du prêtre, il faut aussi parler de la dimension communautaire[1] relative à une compréhension de l’Eglise comme communion, ayant un rôle complémentaire vis-à-vis de la dimension personnelle à laquelle il faut reconnaître une certaine priorité. Cette priorité a été explicitée par la Pape Jean-Paul II dans son exhortation apostolique Pastores dabo vobis : « La relation fondamentale du prêtre est celle qui l’unit au Christ Tête et Pasteur. Il participe en effet, d’une manière spécifique et authentique, à la consécration, à l’onction ou à la mission salvifique du Christ (cf. Lc. 4, 18-20).[2] Et, par conséquent, la sainteté du prêtre découle de sa relation au Christ comme motif de convenance et source du sacerdoce participé du Prêtre. La sainteté du prêtre trouve ses fondements dans la représentation sacramentelle du Christ par le prêtre. Le Pape fait sien un texte synodal assez éclairant sur ce point spécifique : « En tant qu’il représente le Christ Tête, Pasteur et époux de l’Eglise, est placé non seulement dans l’Eglise mais aussi face à l’Eglise »[3]. Ce texte fait toucher du doigt les enjeux d’une correcte articulation entre le in persona Christi et le in persona Ecclesiae propre à tout ministère presbytéral. Il importe donc de bien saisir la portée de l’expression repraesentatio sacramentalis. Selon le n° 15 du même document, il s’agit « de la façon typique et propre par laquelle les prêtres participent au sacerdoce du Christ ». Cette repraesentatio sacramentalis Christi Capitis et Pastoris apparaît comme ce qui est plus spécifique de la sainteté du ministre ordonné, configuré au Christ-Prêtre, et le rendant ainsi capable d’agir in persona Christi Capitis. Mais ce qui caractérise le ministère presbytéral c’est son universalité.

 

2- Le caractère universel du ministère presbytéral

Pour comprendre la dimension universelle du presbytérat, il faut partir de l’Eglise universelle, c'est-à-dire de son signe hiérarchique, la collégialité épiscopale, puis présenter le presbytérat comme un ordre d’auxiliaires et de conseillers de l’ordre épiscopal. « Etre prêtre, c’est s’ouvrir par le lien structurel avec le corps épiscopal à la dimension universelle de la mission »[4]. Le point de vue universel sur l’Eglise commande ainsi le point de vue universel sur le ministère, car l’appartenance à la communion hiérarchique, comme appartenance à l’Eglise, n’est jamais seulement particulière, mais, de par sa nature, elle est toujours universelle.[5] La sainteté du ministre ordonné découle de deux éléments essentiels : la participation immédiate au sacerdoce du Christ et l’insertion dans l’ordre des prêtres par l’ordination.

a- Participation immédiate au sacerdoce du Christ

Dans le décret Presbyterorum Ordinis (PO), nous apprenons que « tous les prêtres, en union avec les évêques, participent à l’unique sacerdoce et à l’unique ministère du Christ, c’est donc l’unité même de consécration et de mission qui réclame leur communion hiérarchique avec l’ordre des évêques »[6].

b- Par l’ordination, les prêtres sont insérés dans l’Ordre des prêtres

Etre ordonné prêtre, c’est entrer dans l’Ordre des prêtres en vertu de l’Ordre sacramentel. Le concile Vatican II, en affirmant la sacramentalité de l’épiscopat, redécouvre très tôt que l’ordination est d’abord l’insertion dans un Ordre, et pas seulement la collation de pouvoirs personnels. Les prêtres sont tous liés par la fraternité sacramentelle universelle. En vivant cette fraternité sacramentelle, le prêtre est configuré au Christ par l’ordination sacerdotale.

Avant de parler de la sainteté du prêtre, évoquons d’abord les quatre dimensions de la fraternité sacerdotale.

 

3- Les dimensions de la fraternité sacerdotale

La fraternité sacramentelle n’est pas à opposer à la fraternité entre baptisés, elle n’en constitue pas une sortie, mais une spécification en vertu de l’ordination et de la charge apostolique. Voyons maintenant les différentes dimensions de cette fraternité.

a- La fraternité avec les évêques

« L’évêque cherchera toujours à se comporter avec ses prêtres comme un père et un frère qui les aime, qui les écoute, les accueille, les corrige et les réconforte, qui suscite leur collaboration et qui, autant que possible, se dépense pour leur bien-être humain, spirituel et économique »[7]. Finalement, l’évêque doit traiter ses prêtres comme des collaborateurs, comme des frères, sans que son autorité de pasteur en soit diminuée. Les prêtres aussi doivent vivre cette fraternité avec leurs évêques. Le Concile Vatican exprime cette relation par deux expressions : le respect de leur autorité et l’obéissance donnée par la charité. La sainteté suppose aussi le respect de la hiérarchie ecclésiale. L’évêque diocésain est le principe d’unité du presbyterium. L’importance de l’unité qui doit exister entre les membres du presbyterium est mise en évidence par le Décret Presbyterorum Ordinis. Elle trouve son expression privilégiée dans le sacrifice eucharistique (Cf. PO 7), qui constitue le ministère principal. Si chacune des trois fonctions des prêtres est explicitement rattachée au pouvoir d’ordre, il n’en demeure pas moins vrai que l’Eucharistie est la fonction où s’exerce par excellence leur charge sacrée et à laquelle tout leur ministère aboutit.

b- La fraternité entre prêtres

Les prêtres doivent vivre entre eux une authentique fraternité apostolique, car la physionomie du presbyterium est celle d’une vraie famille et d’une fraternité dont les liens ne sont ni de chair ni de sang, mais de la grâce de l’ordre. Cette grâce assume et élève les rapports humains, psychologiques, affectifs, amicaux et spirituels entre prêtres ; ce qui pourrait être un élan de sainteté.

c- La fraternité avec les fidèles laïcs

Il est bien clair que les prêtres sont ordonnés pour édifier le peuple de Dieu. Le ministre ordonné existe dans l’Eglise en fonction du sacerdoce commun universel de tous les fidèles. Le Pape Jean-Paul II, au sujet des relations des prêtres avec les laïcs, écrit : « Il est significatif que, pour fonder l’ecclésiologie du corps du Christ, le concile Vatican II souligne le caractère fraternel des relations du prêtre avec les autres fidèles. C’est cette même perspective qu’est abordée la fraternité du prêtre avec les femmes. En effet, le Pape Jean-Paul II a souligné, à plusieurs reprises, l’importance de la femme dans la vie du prêtre. Dans la lettre du jeudi saint 1995, il évoque la figure de toute femme comme une sœur pour tout prêtre, en ces termes : « Il ne fait pas de doutes que la « sœur » représente une manifestation spécifique de la beauté spirituelle de la femme, mais elle révèle en même temps son intangibilité ». Si le prêtre, avec l’aide divine et sous la protection de Marie, Vierge et Mère, approfondit en ce sens son attitude envers la femme, il verra son ministère accompagné d’un sentiment d’une grande confiance précisément de la part des femmes, qu’il aura regardées, dans leurs diverses conditions de vie, comme des sœurs et des mères… Tout prêtre a donc la  grande responsabilité de développer en lui-même une authentique attitude de frère à l’égard de la femme, une attitude qui n’admette pas d’ambiguïté. Dans cette perspective, l’apôtre Paul recommande à son disciple Timothée de traiter « les femmes âgées comme des mères et les jeunes comme des sœurs, en toute pureté » (1Tim 5,2). Voilà tout un programme de sainteté.

 

4- La vie fraternelle, ferment de sainteté

Dans la Bible, la rupture de la communion originelle avec Dieu entraîne aussitôt la rupture du lien fraternel : la suppression du frère est le premier fruit de mort de la cueillette interdite au jardin d’Eden. Le meurtre d’Abel par son frère est le premier maillon d’une chaîne qui entache toute l’histoire humaine : quand la trame de l’amour filial se distend, le tissu fraternel se déchire. Quand l’homme se détourne ou s’éloigne de Dieu, il se met à distance de ses frères et les traite en rivaux. « Vous êtes tous frères », dit Jésus en Mt 23, 8. Pourquoi ? « Parce que vous n’avez qu’un seul père » (Mt 23, 9). Et lui, Jésus, est le « premier né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29). Jésus vient nous rétablir dans notre filiation divine. Fils, et donc frères, c’est une seule et même chose, comme il n’y a qu’un commandement, à deux facettes : tu aimeras Dieu car il est ton Père et tu es son fils, et tu aimeras ton prochain car il est ton frère. N’espérons pas vivre en frères si nous ne vivons pas d’abord en fils du Père. N’espérons pas restaurer le lien fraternel sans renouer avec le lien filial. N’espérons pas former un peuple de frères si nous ne formons pas d’abord un peuple de fils.

Bref, beaucoup plus qu’une conquête humaine, la fraternité évangélique est un don du Père. Elle n’est ni égalitarisme, ni uniformisation par le bas, ni  une machine à formater des humains ; elle est un don de Dieu, qui nous donne de vivre la communion dans la différence. Par conséquent, nous devons être saints comme notre Père est Saint. Comme l’écrit un père jésuite, Manaranche, en parlant de la vie commune des prêtres, « dès lors chacun peut contempler en son frère la puissance de la Parole obéie, la séduction de l’amour accepté (…) chacun est pour l’autre un signe »[8].

Il est vrai que c’est l’amour fraternel qui vérifie notre amour pour Dieu. « Si quelqu’un dit qu’il aime Dieu et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, saurait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de Lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1 Jn 4, 20-21). Nous comprenons par là que l’amour fraternel vient en vérification de l’amour filial en vérité et en acte. Cela suppose « une véritable motivation spirituelle, que l’on soit capable de s’émerveiller les uns des autres, que l’on prenne le temps de vivre ensemble, qu’on ose parler de l’essentiel »[9].

Soulignons qu’il existe aussi des dérives de l’amour fraternel. Nous sommes blessés par le péché, et nous avons à être vigilants sur nos façons d’aimer les autres. Notre regard sur les autres devra être purifié, et, unis à Dieu par la prière, nous serons tout entier unifiés. En cas de difficulté dans les relations fraternelles, Jésus a donné des règles pratiques pour exercer ce sincère amour fraternel au sein de la communauté : « Si ton frère vient à pécher, réprimande-le et, s’il se repent, remets-lui. Et si sept fois il pèche contre toi et que sept fois le jour il revienne à toi, en disant : je me repens, tu lui remettras » (Lc17, 3-4). La règle suprême est le pardon du fond de cœur (Mt 18, 35).

Enfin, nous avons voudrions aussi aborder ce qui peut nous aider à accéder à la sainteté, en nous inspirant de la pratique de Jean-Marie Baptiste Vianney : la pratique de la correction fraternelle entre prêtres. Elle est une sorte d’aumône spirituelle, nous dit, en substance, Saint Thomas d’Aquin. Selon lui, la correction fraternelle est « un acte de charité, parce que nous écartons ainsi le mal de notre frère, qui est le péché »[10]. Parmi les facteurs qui tendent à favoriser l’unité des prêtres, la fraternité à l’intérieur du presbyterium et la sainteté du prêtre, le concile propose l’assiduité à la prière de l’Eglise, à la pratique des sacrements, dont l’Eucharistie est la source et le sommet. A côté de peuvent s’ajuter la vie communautaire et la charité fraternelle.

 

Finalement, la vie communautaire des prêtres, qui peut prendre des formes canoniques et existentielles très diverses, devra être vécue comme une spécification ministérielle de la fraternité évangélique. A travers elle, on ne cherchera pas seulement à pratiquer la dilection fraternelle et l’ascèse évangélique, mais vivre une forme communautaire du ministère. On ne naît pas saint mais on le devient. Le prêtre est donc appelé à imiter ce modèle hors pair que l’Eglise nous donne, la figure emblématique de Jean-Marie Baptiste Vianney, qui a pratiqué une véritable charité évangélique, lui qui passait son temps dans son confessionnal en train de confesser tant de pénitents venant d’Italie, d’Allemagne, de Belgique et de toute la France, célébrant la messe avec beaucoup de piété, avec une dévotion mariale très remarquable. Au moment où nous célébrons le cent cinquantième anniversaire de sa mort, que se déploient en nous toutes les promesses sacerdotales et la grâce spécifique liée au sacrement de l’Ordre. Ainsi, nous manifesterons en nous et autour de nous la sainteté, cet horizon vers lequel tout baptisé, et à plus forte raison tout prêtre, est appelé à tendre.

 

                                                                                                  Abbé Aimé MINKALA

                                                                                                  Professeur de Théologie morale

                                                                                                  Grand Séminaire Emile Biayenda, Brazzaville

 

 



[1] Certains parleront de dimension collégiale ou synodale, en arguant du texte du décret AG 6 §6 : « l’activité missionnaire de l’Eglise découle profondément de la nature même de l’Eglise, elle met en œuvre le sens collégial de sa hiérarchie. » Nous préférons ne pas parler de la dimension collégiale du presbytérat. L’exhortation apostolique Pastores dabo vobis n’applique pas au presbytérat l’adjectif « collégial » ni celui de « synodal », mais parle plutôt de sa forme communautaire : Mysterium enim ordinatum suam habet praecipuam forman communitariam, unde tantummodo ut opus collectivum impletur. (cf. n. 17).

[2]Cf. Jean-Paul II, Exhortation apostolique Pastores dabo Vobis,  n° 16.

[3]Ibidem, n° 7.

[4] H. Denis, « La théologie du Presbytérat de Trente à Vatican II », in Les prêtres, formation au ministère et vie, US 68, 224-228.

[5] Cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre Communionis notio, n° 10 sub fine qui cite LG 13, § 2.

[6] P.O. n° 7.

[7] Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Pastores Gregis (16 octobre 2003), n° 47.

[8] Père A. Manaranche, Prêtres à la manière des apôtres, Centurion, Paris, 1967, p. 96.

[9] Idem, p. 98

[10] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 33, a. 1.