Quand la lecture de l’Écriture devient prière

 

Quand la lecture de l’Écriture devient prière.

Les leçons d’Origène à la lecture africaine de la Bible

 

La lecture de l’Écriture Sainte est devenue, en Afrique, une réalité au quotidien. Certains lisent pour amasser des connaissances, d’autres pour découvrir des messages codés du ciel dans l’attente d’un bienfait, d’autres encore pour ajuster un comportement moral. Quelle que soit leur justification, ces médiations de lecture passent sous silence une dimension capitale du rapport aux textes bibliques: la contemplation.

 

Au IIème siècle, un Africain d’Égypte alexandrine, Origène (185-254), entend faire doter le travail de l’interprétation des Écritures d’un outil qui lui restitue sa saveur pour la vie de la foi. Il cherche à discerner, en plus du «sens littéral», un «sens mystique» en fonction duquel est envisagée la contemplation du Logos. Par son souci du texte fiable, Origène affine sa lecture. Celle-ci commence par la prière et se parachève dans la prière; elle vise l’union au Christ par l’entremise de l’Esprit. Lire c’est prendre acte du dévoilement de «la divinité de l’Écriture» qu’est le Christ Logos.

 

 

Sur ces points précis, l’herméneutique origénienne offre un essaim de leçons immanquables à la lecture africaine de la Bible. Examinons la série de circonstances qui la conditionnent.

             

 

1. A l’école de l’Écriture

 

a) Une enfance de lecture de l’Écriture 

Né vers 185, en Égypte alexandrine, Origène hérite très tôt de son père Léonnide l’engouement pour les textes anciens [1]. Il apprend de lui l’assimilation par coeur des passages bibliques[2]. Après le martyre de ce dernier, Origène, grammairien de formation, enseigne la lecture et l’écriture. Il est nommé à la direction de l’école de catéchèse, ou Didascale, pour succéder à Clément d’Alexandrie qui a remplacé Pantène, fondateur de l’école[3] Cette école situe l’herméneutique d’Origène dans les courants de pensée alexandrine. Mais, c’est son enfance qui détermine sa connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’Écriture se révèle dans son oeuvre comme une évocation tenace, développant chez lui le goût du texte précis[4]. Il s’en réfère dans ses homélies comme dans ses élaborations les plus hardies.

 

 

b) L’exégèse juive  et helléniste

La première influence d’Origène est sa lecture de la Bible. Celle-ci le met en contact avec le judaïsme alexandrin.Origène y prend connaissance des interprétations de Philon d’Alexandrie et des premières générations chrétiennes, notemment Clément d’Alexandrie. C’est probablement par ce dernier qu’il découvre la théologie du symbolisme juif de Philon[5]. Cette théologie se caractérise par la prédominance de l’image. Elle porte l’accent sur les figures de Moïse et de la Loi, et les interprète de façon allégorique[6]. Philon a un penchant pour l’allégorie des nombres, dite allégorie physique[7]. Le terme allégorie n’apparaît qu’au Ier siècle, mais il est connu des milieux stoïciens depuis le VIème siècle avant Jésus Christ. Ces derniers cherchent à retrouver dans les poèmes homériques les dispositions de l’âme (allégorie psychologique), les vertus et les vices (allégorie morale). L’allegoria de Platon exerce une grande influence sur Philon comme sur les autres penseurs Alexandrins[7]. Origène s’inscrit aussi dans ce courant par l’entremise de Clément d’Alexandrie. Mais toujours est-il que son effort du primat de l’Écriture sur la philosophie le démarque des autres[8]. Il demeure, chez lui, un principe constant. Il le rapproche du IVème Évangile et de la Lettre aux hébreux. Dans cette perspective, son exégèse, fidèle à celle des auteurs néotestamentaires, concentre les figures allégoriques bibliques sur la personne du Christ[8].                     

 

 

A l’école théologique et catéchétique d’Alexandrie, l’allégorie est devenue une méthode de lecture et un stimulant[9]. Elle envisage le «sens caché du texte»; elle partira de la matérialité du texte pour explorer sa signification plus profonde; elle permet aux devanciers d’Origène d’exprimer leurs intuitions théologiques sur le Logos[9]. Ici encore Origène se distingue. Que sa vision du Logos soit tributaire de la doctrine stoïcienne du logos, son ressourcement approfondi à l’Écriture l’emporte sur celui des sciences profanes[10]. L’exégèse allégorique n’est plus,  chez lui,  qu’un simple tremplin. Sa préoccupation reste de manière constante: le Christ contemplé au travers de la lecture de l’Écriture. Néanmoins, il en assimile les règles aux fins de sa lecture christique de l’Ancien Testament. Mais, chez lui, le passage de la littéralité sensible à la mystique fait usage de la typologie biblique de l’histoire du salut. Il n’en vient à penser un rapport du christianisme à la philosophie que tardivement. Évitant de peu un recours abusif à la christologie allégorique du Logos, il ouvre la voix à une christologie du Jésus historique comme manifestation du Premier-né[11]. C’est précisément à ce tournant que son exégèse s’oriente vers une pratigmatique: l’imitation du Christ par une une vie de prière et d’oblation. 

 

c) L’originalité origénienne de  lecture du texte biblique  

Origène est avant tout un lecteur du texte biblique. Il en a une expérience vécue et une ferveur mystique. D’où sa quête méticuleuse du texte fiable, notemment dans ses Hexaples [12]. Les  versions et les variantes sont comprises par lui comme des voies d’expression multiples du mystère divin[13]. Le  but est de faire front à la manipulation hérétique et, surtout, de pouvoir discuter avec les juifs sur un terrain commun[14]. Origène a un respect du texte allant jusqu’à requérir, dans les détails, Dieu-qui-parle; il évoque une «divinité de l’Écriture» pour exprimer le caractère sacré «qui s’étend à toute l’Écriture», dans les leçons les plus simples comme les plus complexes[15]. Ce qui explique sa motivation quasi obtinée d’un au-delà de la «lettre». Cette  méthode est tout autant sélective qu’hollistique. L’intention est de contempler dans l’Écriture le divin et d’y entrevoir la «puissance et autorité» de Jésus[16]. L’Écriture est le lieu de la splendeur cachée du Christ Verbe de Dieu. Ce Verbe est préfiguré dans les paroles des anciennes Écritures. En se servant des «paroles prophétiques», l’étude du texte biblique a pour but de «montrer la divinité de Jésus» [17]. Dans une intention apologétique, Origène écrit  :

 

 

«Il faut dire que l’inspiration divine des paroles prophétiques et le caractère spirituel de la loi de Moïse apparurent d’une manière éclatante avec la venue du Christ. Il n’était pas très possible de présenter des exemples clairs de l’inspiration divine des anciennes Écritures avant la venue du Christ; mais la venue de Jésus a mené ceux qui pouvaient supposer que la Loi et les Prophètes n’étaient pas divins à constater avec évidence qu’ils avaient été à l’aide d’une grâce céleste. Celui qui étudie avec soin et attention les écrits prophétiques ressentira à leur lecture une trace d’enthousiasme et ce sentiment le persuadera que ce que nous croyons être les paroles de Dieu ne sont pas des écrits d’hommes. Et la lumière que contient la Loi de Moïse, cachée auparavant sous le voile, a brillé avec la venue de Jésus qui a écarté le voile et a bien fait connaître peu à peu les biens dont la lettre possédait l’ombre» [18].

 

 

L’herméneutique d’Origène ouvre ainsi à une christologie de l’accomplissement des Écritures. L’orientation allégorique se mêle à l’accentuation typologique. Elle tend de la sorte à reproduire le procédé interne qui prévaut chez les auteurs néotestamentaires. Origène souligne avec un sens aigü d’originalité :

 

«La méthode qui nous paraît s’imposer pour l’étude des Écritures et la compréhension de leur sens est la suivante : elle est déjà indiquée par ces écrits eux-mêmes» [19].

 

 

Au reste, le travail sur le texte sacré,  chez Origène, est toujours lié à sa propre vie et à la vie éclésiale. Il s’affermit au gré des circonstances et de ses contacts à Alexandrie puis à Césarée[20]. Ordonné prêtre, Origène s’est établi à Césarée. Il commente presque tous les jours la Parole de Dieu à l’assemblée liturgique des fidèles. Il demande à cette assemblée de prier pour lui lorsqu’il commence sa prédication. Ce qui donne à ses Homélies, plus qu’à ses Commentaires, une finesse d’expérience vécue et un sens très élevé de l’Église qui lit et prie les Écritures. Il affine aussi sa lecture dans le contexte de confrontation avec ses adversaires païens, juifs et hérétiques. Mais en cette confrontation, il ne cherche que la vie cachée dans le Logos. Origène conçoit la fréquentation régulière de l’Écriture comme une aspiration à la plénitude de vie en Christ. Il l’étudie en la vivant d’abord, puis cherche à en féconder la prière et la prédication en Église[21]. Il y tire une austérité de vie mystique. Sa lecture du texte biblique postule par là à une véritable unité d’ensemble.

 

 2. L’exégèse en contexte africain

 

1) Une  adversité subtile: l’exégèse gnostique 

Alexandrie et, plus tard, Césarée, sont les lieux contextuels de l’exégèse d’Origène. A Césarée, Origène démentèle les fausses interprétations gnostiques[23]. Selon l’exégèse gnostique, les Écritures vétérotestamentaires seraient l’oeuvre d’une divinité de second ordre. Marcion incarne ce courant dans ses Antithèses. Il voit dans les passages «scandaleux» de l’Ancien Testament une opposition frontale au Dieu de Jésus Christ. De tendance générale, les lectures gnostiques présentent une supériorité du Nouveau Testament sur l’Ancien Testament[24]. Elles assujétissent le travail sur le texte biblique à des théories de substitution tirées du platonisme[25]. L’explication allégorique entre ici en sa phase abusive. Elle fait violence au texte en sacrifiant son contenu littéral[26]. Les gnostiques en viennent à ne plus voir dans la «lettre» qu’une requête des mystèria. La figure historique du Christ disparaît, ou, du moins, elle est identifiée à la ‘‘tétrade originelle et première’’: du spirituel, du psychique, de l’économie et du sauveur[27].  L’exégèse gnostique de l’école valentinienne, avec Ptolémée et Héracléon, accommode le texte à la doctrine de l’émanation des éons. Ainsi complexifiée à outrance, elle finit par inverser les pôles interprétatifs. Elle sature le sens littéral par une liberté de recomposition du texte à l’aune de la version sélective de leurs enseignements. Elle surdétermine le contexte du lecteur par un gauchissement du sens inscrit dans le texte. Il faudra l’intelligence fine et savemment outillée d’Origène pour que soit mise à nu l’arbitraire des interprétations gnostiques. En premier lieu, Origène pose l’unité de l’Écriture dans le Christ Jésus, tant au plan de l’historicité que du contenu[30]. En second lieu, il met en évidence le cheminement de la «lettre» à l’«esprit»[31]. A ce plan, ses principes de lecture sont marqués par une fidélité et une conformité à l’orthodoxie[32].

 

b) Le Didascale: contextualité africaine du texte  

Normalement, toute lecture du texte est contextuelle. L’éxégèse d’Origène s’intègre dans la contextualité africaine[33]. Nous prenons surtout à coeur la contextualité des religions païennes dans le Contre Celse[34]. Origène y stigmatise la tentation permanente d’une chrétienté prête à repartir aux pratiques initiatique des mysteria. Il confronte la foi au Christ à la sagessse égyptienne[35]. Pour ce faire, il reprend la conception paulinienne du musterion appliqué d’abord au Christ Logos. Il y fait consteller d’autres  thèmes : la pédagogie divine et le dévoilement du salut de l’humanité. Longuement travaillés à l’école d’Alexandrie, ces thèmes offrent un appareillage conceptuel sur le sens de la rédemption et le drame du péché. C’est là que la christologie du «Logos rédempteur» d’Origène touche à sa véritable saisie. Par la croix, le Christ Logos fait acheminer l’humanité pécheresse à la reconnaissance du vrai Dieu[37]. De la reconnaissance dépend la conversion des coeurs et des moeurs, nourrie par la prière[38]. Conviée au rendez-vous, la création doit aussi tendre vers l’adoration véritable de Dieu, cas de la louange adressée aux Astres, tel que le soleil[39]. Origène pose à cet endroit un problème de christologie fondamentale[40]. Il tranche:

 

 

«Il faut prier le Dieu suprême seul, et il faut prier aussi le Logos de Dieu, son Fils unique, Premier-né de toute créature, et lui demander, comme Grand prêtre, de porter notre prière, une fois reçue, jusqu’à son Dieu et notre Dieu, son Père et le Père de ceux qui vivent selon le Logos de Dieu» [41].

 

 

La différence chrétienne s’ajuste moins sur le triomphalisme que sur le dialogue. Le sens pastoral d’Origène l’emporte sur une condamnation des religions païennes[42].

 

 

D’après Michel Fedou, la nouveauté promue par le Contre Celse présente trois caractérisations fondamentales: la nouveauté d’un discernement, la nouveauté d’un acccomplissement, la nouveauté d’un Évènement. La première signifie l’originalité de la foi au Christ face aux exigences communes de la vérité, de l’éthique et de l’universalité[43]. La deuxième institue un acccomplissement du Christ Logos de Dieu, «la Voie, la Vérité, la Vie» (Jn14); le Logos n’est pas seulement la «Sagesse», la «Justice» ou la «Vertu»; il est aussi la «Vérité»[44]. La troisième éclaire la vie de Jésus comme manifestation historique du ‘‘premier-né de toute créature’’ qui, par sa vie, engendre les chrétiens[45]. L’herméneutique d’Origène se parachève ici dans une christologie du dialogue interreligieux avant la lettre. Le traitement du texte se mue en une recherche de signification contextuelle fondamentale. 

 

c) Sens de l’Écriture et principes d’interprétation   

 

Pour Origène, l’activité interprétative part du texte, quoiqu’elle en déborde. Elle emprunte le chemin de la «lettre» à «l’esprit» [46]. A première vue, elle s’articule sur deux sens de l’Écriture : le sens littéral et le sens spirituel [47]. Elle se précisera en battant en brèche deux formes de lecture erronnée du texte. D’une part, Origène s’attaque à une interprétation qui privilégirait la «lettre seule»: celle des juifs. D’autre part, il colle au pied du mur une lecture qui s’emploierait à corriger le caractère scandaleux des passages des Écritures: celle des gnostiques. Son apport se joue sur l’orientation à donner au sens littéral. Origène entend par sens littéral «ce qu’on a à portée de main, procheirios», qui se présente parfois sous une «lettre vile et méprisable»[48]. C’est, en fait, le sens que le lecteur reçoit par la médiation d’une première lecture; c’est le «sens obvie, immédiat» [49]. Origène en spécifie la valeur syntaxique, à partir des données de l’histoire et de la grammaire. Le sens littéral s’apparente à un sens historique. Il s’inscrit alors dans une relation aux faits, aux lois, aux récits, aux personnages historiques, à «ce qui est vrai selon l’histoire» [50] ; il fixe les «évènements qui se sont produits» et les «actions que l’on doit faire»[51]. Mais Origène récuse tout attachement absolu à la «lettre». D’après lui, la «lettre» fait souvent difficulté: elle «tue» au lieu de «vivifier»[52]. Elle ne fait connaître que lorsqu’elle préside à une élaboration du sens. Sans une telle élaboration, elle est un dépôt mort. On comprend mieux la sentence quelque peu équivoque d’Origène: «car il est souvent démontré que le sens corporel [ou sens littéral] est impossible» [53].

           

A quelle condition la «lettre» joue son rôle propre chez Origène? La «lettre», pourrait-on dire, inchangée, stable, permanente, ne retient l’attention d’Origène qu’en tant qu’elle est mise en route. La leçon se précise: examiner avec soin le sens littéral pour savoir «où» il est «vrai» et «où» il est «impossible»[54]. Le souci d’Origène est de ne pas réduire le sens d’un  texte au «contenu visible» de la «lettre»[55]. Il met en avant-plan une légitime «poursuite minutieuse du contenu invisible»[56]. La «lettre» est bel et bien, chez lui, l’objet premier de l’étude du texte. Mais, elle n’est que le point de départ de l’interprétation. Interpréter, c’est scruter la «lettre» pour en décoder le «sens caché»; c’est lire la «lettre» en sa virtualité objective pour l’ouvrir aux potentialités multiformes du sens. A cause du «voile» qui recouvre la «lettre», le lecteur recherchera un sens «dispersé partout dans l’Écriture»[57]. La «lettre» n’est jamais muette. Elle est toujours en attente de l’imprévisible dès qu’elle entre en phase de lecture. Elle invite le lecteur à faire le voyage vers l’inconnu. Cette tension justifie la nouveauté permanente de l’entreprise interprétative. D’après Origène, elle consiste à faire ressortir la «splendeur cachée des doctrines» [58] ; elle est élan vers la «sagesse de Dieu cachée dans le mystère»; l’axiome de base se récapitulerait comme suit : toute l’Écriture est œuvre divine[59]. De fait, l’élaboration du sens part de la «lettre insignifiante» aux divins mystères [60]. L’exégèse allégorique a charge de dévoiler le sens voilé sous le revêtement de la «lettre»: c’est le sens mystique, sens véritable, soustrait à la fantaisie et à la manipulation [61].  Toute l’activité interprétative est tendue vers la recherche de ce sens caché ou mystique. Elle donne le ton aux opérations herméneutiques et à la théorisation des sens de l’Écriture.

 

Le chemin qui mène de la «lettre» à l’«esprit» est meta-odos. Cependant, le but de l’étude des Écritures est d’«inscrire trois fois dans sa propre âme» leurs pensées [62]. A ce plan,  s’exprime un sens intermédiaire que la lecture discernera comme sens moral ou sens psychique[63]. On se reporterait ici à une leçon pédagagique du théologien Alexandrin : la rigueur scientifique va de pair avec le souci pastoral. La compréhension des Écritures n’est donc pas restreinte aux seuls mystiques et savants.Origène va jusqu’à faire entendre une appropriation au niveau de la «lettre». L’Esprit-Saint en assume la plausibilité; il génère dans l’âme des simples le désir ardent de vivre l’Évangile à la lettre. Origène souligne :

 

 

«Le but était de rendre dans la plus part des cas le revêtement des sens spirituels, je veux dire le sens corporel des Écritures, non inutile, mais capable d’améliorer la plupart, dans la mesure de leurs capacités» [64].

 

Le sens littéral se subsume en sens moral. Le débutant peut entamer sa propre ascension vers Dieu, suivant sa «perception immédiate» à même «la chair de l’Écriture»[65]. S’agit-il au demeurant d’un troisième sens de l’Écriture chez Origène? Il faut en convenir. Quoiqu’il se prend du sens littéral, il diffère de lui; il résulte d’une opération herméneutique à part entière; de fait, il s’identifie comme un corollaire du sens spirituel; mieux encore, il s’illustre comme une modalité pratique de la lecture de l’Écriture en Église; il cristalise une sorte d’appropriation initiale, accesible à tous. Celle-ci s’enracine dans l’expérience baptismale du combat spirituel et la fidélité au Christ[66].  Origène fait dériver son propos de vérification sur la marturia[67] .

           

Au reste, l’herméneute Alexandrin compare l’Écriture à un être humain composé de corps, de l’âme et de l’esprit : «De même que l’homme est composé de corps, d’âme et d’esprit, de même l’Écriture que Dieu a donnée dans sa providence pour le salut des hommes» [68]. Le corps ou la lettre désigne les hommes de l’Ancienne alliance (sens littéral, sens corporel ou sens historique), l’âme l’Église (sens moral, sens évangélique ou sens spirituel dans l’âme des simples), l’esprit le monde à venir (sens siprituel, sens allégorisant ou sens mystique recherché par les mieux outillés)[69]. Plus loin, cette structure tripartite s’échelonne vers une compréhension trinitaire des Écritures. Pour Origène, l’acte d’interprétation et d’appropriation procèdent du travail de l’Esprit-Saint. L’Esprit-Saint interfère à double titre. Primo, il rend possible l’accès aux «mystères cachés»; secundo, il rend opératoire la «lettre» et son caractère médiant : la «lettre» étant de la sorte conduite à améliorer ceux dont la capacité de comprendre se rapporte à cette limite[70]. Deux catégories de lecteurs apparaissent. La première est composée par ceux qui «savent examiner» le «sens profond» des saints mystères, c’est-à-dire le sens spirituel[71]. Cette catégorie exerce une responsabilité régulatrice dans la communion; c’est la catégorie des «ministres de la vérité» : les prophètes et les apôtres qui, primordialement, sont éclairés par l’Esprit-Saint. La seconde est constituée par «ceux qui ne peuvent fournir le travail nécessaire pour découvrir tous ces mystères»[72]. A quelque degré que ce soit de la lecture, l’Esprit-Saint est toujours à l’oeuvre.

           

Quoique la première catégorie de lecteurs diffère en degré de la seconde, l’Esprit joue une même fonction pédagogique. De sorte, les divers actes d’appropriation restent complémentaires au plan de la vie chrétienne. Dépassant l’intellectualisme, Origène recentre la lecture de l’Écriture sur la règle de vie mue par l’Esprit. Il rappelle ainsi la fameuse Halakah juive (règle de comportement). On le comprend mieux par l’importance qu’il accorde à la lectio divina, dans sa fameuse Ep.Gr.4[73].

 

 

Disons que la théorie de lecture du texte sacré d’Origène a une visée à la fois scientifique et pastorale. Scientifique, en voici le principe : autant l’étude de l’Écriture est quête de la vérité des mystères de Dieu et de son Christ, autant elle nécessite des lecteurs avertis, cherchant dans le discernement de l’Esprit-Saint; pastoral, en voici la requête : en Église, il est toujours possible de vivre la Parole selon ses capacités de compréhension. Ces deux visées révèlent, chez Origène, une approche dynamique du texte biblique. L’on cherche dans toutes les directions pour que se dévoilent des figures du Christ susceptibles d’éclairer la vie chrétienne dans toutes ses dimensions. On aura compris que le souci premier d’une lecture féconde de l’Écriture n’est pas tant l’être, l’avoir ou le faire mais le Christ contemplé pour être mieux connu, aimé et servi. C’est en sa lumière que tout le reste requiert un sens. 

 

 

 

Père Luc Augustin SAMBA

Doctorant, chargé de cours (2008-2009)

Université Saint Paul d’Ottawa (Canada)                                                                                                                      

 

 

 



[1] La vie d’Origène est connue grâce à Eusèbe de Césarée, dans son Histoire écclésiastique, tomeVI. Nous exploiterons surtout les textes d’Origène présentés par Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, Paris, Cahiers Évangile, 1996.

[2] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, Paris, Cerf, 2004, p.17.

[3] Voir Alain LE BOULEC, Alexandrie antique et chrétienne: Clément et Origène, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2006; voir aussi Claudio MORESCHINI, Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine, t.1, De Paul à l’ère de Constantin, Paris, Labor et Fides, 2000, p.299-300.

[4] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.17.

[5] Voir Martiniano PELLEGRINO, Égypte.Histoire de l’Église copte, t.1, Introduction générale: les origines du christianisme en Egypte: du judéochristainisme au christianisme hellénistique (Ier et IIe siècle), p.21-22; Jean DANIELOU, Philon d’Alexandrie, Paris, Fayard, 1958, p.199-214.

[6] Voir Roger ARNALDEZ, «La Bible de Philon d’Alexandrie », dans Claude MONDÉSERT, (éd.), Le monde grec ancien et la Bible,  p. 37-52.

[7] Voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.22.

[7] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.49-51.

[8] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.50.

[8] Voir Paul BEAUCHAMP, «Le Pentateuque et la lecture typologique », dans Pierre HAUDEBERT, Le Pentateuque. Débats et Recherches et débats (Lectio Divina, 151), XIVe Congrès ACFEB, ANGERS (1991), Paris, Cerf, 1992, p.242. Chez Origène, la démarche allégorique marque un lien entre figures du Christ et histoire du salut; voir Charles JOURNET, L’Église du verbe incarné: essai de théologie de l’histoire, Paris, Éditions Saint-Augustin, 2004, p.797-799.

[9] Voir Blossom STEFANIW, «Reading Revelation: Allegorical Exegesis in Late Antique Alexandria», dans Revue de l’histoire des religions 2 (2007), p. 231-251.

[9] Le concept du Logos fait son entrée pour la première fois dans la théorie stoïcienne du logos spermatikos («semence du verbe»). Il est repris par Justin (v.100-166) qui conçoit une «semence du Logos [...] inné dans tout le genre humain», et un «Logos partout disséminé (spermatiou logou)»; voir JUSTIN, 2 Apologie 8, 2; 1 Apologie 46, 3; 2 Apologie 8, 3. Clément d’Alexandrie (v.150-entre 211 et 216) est le premier à penser l’inspiration divine du Logos chez les philosophes comme «préparation à l’Évangile»; voir CLEMENT d’Alexandrie, Stromates I, 99.

[10] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.17.

[11] Voir Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p.515-543.

[12] Voir Encyclopædia Britannica; T. M. LAW, «Origin’s parallel bible: Textual criticism, Apologetics, or Exegesis?», dans Journal of theological studies 59 (2008), p.1-2; J.Remer, «Les Hexaples d’Origène », dans Meander Warszawa 5-6 (1980), p. 237-242.

[13] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.49-51.

[14] Voir ORIGENE, Lettre à Africanus sur l’Histoire de Suzanne, 9; Commentaire sur Mathieu XV, par. 14; Homélies sur Jérémie XVI, par.10; Homélies sur Jérémie XIV, par.3; XV, par.5. Comme commentaires subtantiels de ces textes, voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.35-38.

[15] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 1, 6-7.

[16] Augustin, dans son De Magistro, développera un thème connexe: le Verbe Maître intérieur.

[17] ORIGENE, Sur les principes, IV, 1, 6-7.

[18] ORIGENE, Sur les principes, IV, 1, 6-7.

[19] ORIGENE, Sur les principes, IV, 2, 4.

[20] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.24.

[21] Voir BENOIT XVI, «Origène », Audience générale du 25 avril 2007, dans La Documentation Catholique 2382 (2007), p. 559.

[23] La gnose, mouvement syncrétiste, est née en Asie, connu en Iran, Syrie et Samarie. Il est rattaché à Simon le magicien (Ac8, 9) et Basilide; voir Martiniano PELLEGRINO, Égypte. Histoire de l’Église copte, p.85-90.

[24] Voir Jean-Pierre MAHÉ et Paul-Hubert POIRIER, (éd.), Écrits gnostiques: La Biblithèque de Nag Hammadi (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 2007.

[25] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p. 55-64.

[26] Voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.23.

[27] Voir la synthèse que fait IRÉNÉE de Lyon, Ad Haer., 1, 7, 2. 

[30] Voir BENOIT XVI, «Origène», Audience générale du 25 avril 2007, dans La Documentation Catholique 2382 (2007), p.559.

[31] ORIGENE, Sur les principes, IV, 2, 2.

[32] Voir ORIGENE, Sur les principes, IV, 2, 2; voir Origène, Entretien avec Héraclide, introduction, texte, trad. et notes Jean Scherer, Paris, Cerf , 2002, S.C. 67.

[33] Voir ORIGENE, Contre Celse, I, 28; III, 5-7; V, 31; Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p. 525-530.

[34] Le Contre celse est une réfutation tardive du Discours véritable écrit, vers 178, par le philosophe païen.

[35] Voir ORIGENE, Contre Celse, I, 7; voir Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p.351.

[37] Voir Michel FEDOU, Christianisme et religion païennes dans le Contre celse d’Origène, p.575

[38] Voir ORIGENE, Contre Celse, III, 36; Michel FEDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre celse d’Origène, p.349-365.

[39] Voir ORIGENE, Contre Celse, V11; VIII, 67.

[40] On se rappelle la longue imprégnation du culte du soleil-Rê ou Râ en Égypte ancienne et dans le Kush.

[41] ORIGENE, Contre Celse, VIII, 26.

[42] Voir ORIGENE, Contre Celse, III, 51; III, 60.

[43] Voir Michel FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, p.506.

[44] ORIGENE, Contre Celse, IV, 99; V, 5; VI, 44 et 47; VII,1 et 17; VIII, 6, 13, 15 et 75; Michel FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse  d’Origène, p.507-508.

[45] Voir ORIGENE, Contre Celse, VIII, 43; Michel FÉDOU, Christianisme et religions païennes dans le Contre Celse d’Origène, p.512.

[46] Voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.28.

[47] La distinction entre sens littéral et sens spirituel appartient à l’ossature même des Écritures bibliques. Origène serait le premier théologien chrétien à en prendre conscience; voir Pierre Yves MAILLARD, La vision de Dieu chez Thomas d’Aquin, Paris, Libraire philosophique J. Vrin, 2001, p. 49.

[48] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 1, 6-7; voir Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.26; «lettre vile et méprisable»: il s’agit d’une métaphore et non d’un rejet de la «lettre».

[49] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2,7-8.

[50] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 3,5.

[51] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2,7-8.

[52] 2Cor 3,6. 

[53] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 3,5.

[54] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 3,5.

[55] En langage contemporain, on dirait qu’il s’oppose à toute lecture fondamentaliste.

[56] ORIGENE, De migratione Abraham, 89.

[57] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 3,5.

[58] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 1, 6-7.

[59] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 2.

[60] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 4; voir  Lucille VILLEY, Origène, lecteur de l’Écriture, p.29

[61] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p. 54 et 64.

[62] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 4; «inscrire trois fois dans sa propre âme» les Écritures: il s’agit d’une métaphore soulignant le rapport du texte à la transformation de vie du lecteur.

[63] La connotation strictement ‘‘morale’’ du sens moral ne s’imposera qu’à l’époque médiévale.

[64] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 7-8.

[65] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 4. 

[66] Voir Philippe HENNE, Introduction à Origène suivie d’une anthologie, p.65-66.

[67] Voir ORIGENE, Exhortation au martyr, 41-42, GCS 2, p.38-40. 

[68] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2, 4. La structure tripartite de l’Écriture a comme pionnier Clément d’Alexandrie; voir étapes du catéchuménat: commençants, progresssants et parfaits; voir Henri de LUBAC, Exégèse médiévale: les quatre sens de l’Écriture, t.1, Paris, Aubier-Montaigne, 1959-1964, p.204-207.

[69] Voir ORIGENE, Homélie sur Lévitique,V, 1; Ce triple sens des Écritures, historique, moral et allégorique a connu un développement en quatre sens rendu par le distique latin : «littera gesta docet, qui credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia» (sens littéral, allégorique, tropologique et anagogique); ce distique est attribué à Nicolas de Lyre (1330) mais son auteur véritable serait un dominicain d’origine scandinave, Augustin de Dadie; voir Elisabeth PARMENTIER, L’écriture vive: Interprétations chrétiennes de la Bible, Paris, Labor et Fides, 2004, p.40-46.

[70] ORIGENE, Sur les Principes, IV,2, 4.

[71] Voir ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2,7-8.

[72] ORIGENE, Sur les Principes, IV, 2,7-8.

[73] Voir Saint GREGORY THAUMATURGUS, Remerciement à Origène, suivi de la lettre d’Origène à Grégoire, Paris, Cerf, 1969, S.C. 148; voir aussi BENOÎT XVI, «Origène, sa pensée», Audience générale du Mercredi 2 mai 2007, Libreria Editrice Vaticana, 2007; Joël LETELLIER, «Le contact avec la Parole de Dieu: force de guérison et de salut, dans l’oeuvre d’Origène», dans La vie spirituelle 155 (2001), p.625.648.