La notion d’intérêt et de don dans le sacrifice d’Isaac

 

La notion d’intérêt et de don dans le sacrifice d’Isaac (Gn 22, 1-19)

 

 

Introduction

 

On estime assez généralement qu’Abraham est, à coté de Moïse, la figure fondatrice des trois religions monothéistes nées dans le bassin du Proche-Orient. C’est en effet l’histoire d’Abraham qui, par la généalogie et autres liens de parenté communs à la fois au judaïsme, au christianisme et à l'islam, définit précisément les origines de ces trois religions. Ce qui fait de ce personnage, plus précisément du récit de la «  ligature d'Isaac »1 - objet de la présente réflexion -, un récit fondateur commun aux trois religions, voire un ancêtre œcuménique ou interreligieux. De fait, la ligature d'Isaac, présentée par le judaïsme comme le  sommet de la fidélité et de la soumission du patriarche Abraham à Yahvé, et par l'Islam comme le sacrifice suprême et héroïque du vrai croyant, est relue et réinterprétée par le christianisme comme une anticipation, une préfiguration de la donation complète ou, mieux encore, du sacrifice de Jésus sur la croix en vue du salut de l'humanité (mystère de la rédemption).

 

C'est donc sous la forme d'un sacrifice que ce récit se présente à nous et occupe toutes les formes de représentations liées à la dynamique du don. Qu'il soit donc sacrifice, autant dans son aspect substitutif, c’est-à-dire de bouc-émissaire (cas d'Isaac), qu’expiatoire (comme celui de Jésus-Christ), il est certain que cette forme du sacrifice emprunte des représentations qui reprennent des schèmes archaïques aussi bien dans la culture que dans la psychologie individuelle, et n’est jamais totalement absente de notre inconscient. C'est que, note M. Girard2, il est clair que la demande de sacrifice est à la base ou, mieux, fonde toute religion, mais que tout sacrifice instaure une dimension de violence. Il est donc légitime de se demander : pourquoi sacrifie-t-on? Quelle intérêt poursuit celui qui sacrifie ou (se) sacrifie? Quelles relations s'instaurent entre le destinateur et le destinataire? Et, dans le cas qui nous concerne, quelles motivations fondent l'acte d'Abraham? Sinon, est-il possible d'imaginer un Dieu-amour exigeant un sacrifice humain comme don? Y a-t-il, dans ce commerce ou cet échange entre Abraham et son Dieu, une implication mutuelle du don et du religieux?

 

Pour essayer d’élucider toutes ces attentes, je tenterai d'appréhender la notion d'intérêt à partir de l'examen du thème de la ligature d'Isaac, non seulement dans l'Ancien Testament, mais aussi et surtout dans sa réappropriation néotestamentaire à travers la figure du Christ. Car la typologie biblique nous donne de lire et de mieux comprendre certains évènements de l'Ancien Testament à partir de leur réappropriation et leur éclairage par le Nouveau Testament. Autrement dit, un personnage de l’Ancien Testament devient comme, pour ainsi dire, l'archétype pour décrire une réalité opérante et importante du christianisme. Je commencerai d’abord par situer la péricope de Gn 22, 1-19, notamment sa structure, pour présenter une étude psychologique du personnage d'Abraham dans cette épreuve du sacrifice. J'analyserai ensuite la notion de sacrifice dans son rapport avec le concept d'intérêt dans ce cas précis. Cette analyse sera, au bout du compte, confrontée à une esquisse de la mort-rédemption de Jésus comme récapitulation de toute forme de sacrifice, et aussi et surtout comme annulation de toute idée ou prétention d'intérêt dans la geste d'Abraham.

 

1. Le texte et sa structure

 

1.1. Le texte : Gn 22, 1-19

 

1.2. La structure

 

1. ordre donné par Dieu à Abraham de lui sacrifier son fils unique, Isaac (vv.1-2)

2. départ d'Abraham accompagné de deux serviteurs, en plus d'Isaac à sacrifier (vv. 3-6)

3. dialogue d'Isaac avec son père: « où est l’agneau », « Dieu pourvoira (vv.7-8)

4. Abraham prend le couteau et étend la main pour immoler Isaac (v. 10)

5. le geste d'immolation est arrêté par la voix de l'ange (vv. 11-12)

6. en détournant les yeux d'Isaac, Abraham aperçoit un bélier (substitution de l'agneau en bélier (vv. 13) : anticipation de l'auto-sacrifice de Jésus comme agneau.

7. le bélier est offert en holocauste, à la place d'Isaac, et ce dernier est sauvé (vv. 13-14) : là où Isaac est sauvé, le Christ mourra. Ainsi, la demande-épreuve du v.1, ayant exigé le sacrifice d'Isaac, se transforme en bénédiction-promesse aux vv.15-19.

 

2. Abraham ou l’épreuve du conflit de conscience

 

La structure du texte dégage donc un progressif déplacement de la conscience de soi (celle d'Abraham), opérée par la force de la mort (abandon de ce qui nous appartient), pour se réconcilier avec elle-même. Nous constatons, dès le départ, qu'il y a une nécessité absolue, perçue par la conscience de se séparer de son fils ou, plus basiquement, de ce que l’on a de plus cher. Cette séparation apparaît d'abord comme une mort ou une mise à mort. D'où le constat  que la conscience devrait être écartelée, même si cela ne transparaît pas de façon précise dans l'attitude d'Abraham. Néanmoins, il devrait opérer un déplacement nécessaire, ou une mise en marche : le texte parle en effet de trois jours de marche pour arriver au mont Morriya, le lieu du sacrifice. Abraham opère donc un premier élargissement de la conscience ou l'acceptation de ne pas comprendre. Ce qui pousse d'ailleurs Isaac à poser la question du sens : voici le bois, et où est l'agneau du sacrifice? Abraham semble basculer dans un non-sens : être prêt à  faire ce que la conscience impose mais en sacrifiant ce que l’on a de plus cher, semble être justement un non-sens.

 

Pourtant c'est ce qui caractérise parfois certaines communautés primitives dans la valeur des dons et   des échanges. Il faut donc nécessairement une faille qui sauve. La présence du bélier rappelle que ce qu'il faut sacrifier, ce n'est pas l'autre mais sa propre toute-puissance. Car c'est cette toute-puissance qui déforme la conscience, y compris dans son rapport à Dieu. Par conséquent, sacrifier sa toute-puissance, c'est accepter d'introduire une faille dans sa conscience, c'est-à-dire une ouverture à autre chose, une ouverture à l'autre. Ainsi, en introduisant la faille en soi, Abraham accepte ou, mieux, intègre la force de la mort (de l'abandon) en soi. Et cette force de la mort a pour fonction justement d'ouvrir en séparant. Son œuvre ultime consiste à détruire la toute-puissance qui lui donne le droit sur l’autre, empêchant ainsi toute séparation et toute liberté pour cet autre. Procédant ainsi, il se crée alors une dynamique de partage, non pas en termes d'intérêt, mais de donation et de dotation libres. Abraham peut alors partager (non pas comme don) sa paternité avec son fils, et donc avec toute sa descendance, et lui permettre d'être père à son tour (le chapitre qui vient immédiatement après, prépare justement le mariage d'Isaac).

 

Dès lors, en détruisant la toute-puissance, la force de la mort donne au partage une dimension universelle, car, à travers le geste d'Abraham, ce sont toutes les nations qui trouveront leur libération. C'est ce que souligne d'ailleurs Gilles Bernheim dans son  livre Le souci des autres au fondement de la loi juive : « Le récit biblique de la ligature d'Isaac offre une description rigoureuse de ce nécessaire ajustement de la distance à maintenir entre les parents et les enfants [...] ce n'est pas l'agneau, l'animal-fils, qui est sacrifié, mais le bélier, l'animal-père, qu'Abraham voit dans sa vision : Le père possessif symboliquement immolé, les liens captifs sont tranchés et Isaac est rendu à sa propre autonomie responsable. Abraham peut alors devenir pleinement père […]. On voit ainsi que dans ce récit biblique, c'est l'importance du non-sacrifice du fils qui doit être avant tout souligné »3. C'est également ce que suggère Trigano, quand il relève  l'importance fondatrice, chez Abraham, de l'intrication qui se réalise au cours de cet épisode, entre le hesed, la grâce, et le din, la rigueur, pour accéder au rahamim, la miséricorde4.

 

3. Sacrifice et intérêt en Gn 22, 1-19

 

Dans son ouvrage de référence, L'Essai sur le don5, Marcel Mauss avait clairement établi que l'homme économique n'est ni naturel ni universel, en démontrant que, dans les sociétés primaires, on ne trouve ni contrat ni échange. Ce n'est pas le troc mais le don qui régit les rapports entre les hommes, le don entendu comme triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Autrement dit, c'est une sacralisation du don, en termes d'échanges et de contre-don. Or, ces aspects ne semblent pas apparaître dans le sacrifice d'Isaac, tout au moins de façon évidente. Quelle était alors l'intention initiale d'Abraham dans l'histoire de l'Aqueda (entendez par là, la ligature d'Isaac)? S'agissait-il d'une conduite ou d'un acte intéressé ou désintéressé? Le fait que le bélier soit sacrifié en échange, à la place d'Isaac, ne suggère-t-il pas une dimension d'échange économique qui domine toute relation fondée sur le don et le contre-don? Sinon, qu'attendait Abraham en accomplissant un tel acte? Pour comprendre tout ceci, je suggère une  revisitation du sens du mot sacrifice dans  son contexte hébraïque.

 

Dans un texte de Shmuel Trigano intitulé « Le bouc émissaire. En finir avec l'ex-piation », l'auteur signale que le mot hébreu korbane, que l'on traduit en français par sacrifice, vient de la racine verbale karev, qui signifie rapprocher, alors que le mot français sacrifice vise le sacré. Pour  Trigano, le korbane est donc un don que l’on doit resituer dans ce qu'il appelle « la problématique du cosmique de la création », c'est-à-dire donner, c'est cacher à soi-même une part de sa propriété; il engage donc l'acte d'un dépouillement. On comprend alors que donner, au sens de sacrifier, d'offrir un sacrifice, c'est en réalité cacher, consacrer, au sens où tout premier, toutes prémices sont consacrés, c'est-à-dire cachés, recouvert comme l'origine est cachée (Lévitique 16,1-34: képpara lu le jour du yom kippour, du grand pardon). Ainsi, le korbane est don, qui témoigne du secret de l'origine, de sa non-possession, de ce don qu'est l'origine, et le réactive6.

 

Or, l’on sait que le mot français « sacrifice » est, quand à lui, d'origine latine, et il est utilisé d'abord dans un sens religieux, celui d'une offrande à une divinité, avant de se spécifier dans le latin chrétien comme une offrande à Dieu. Ce n'est qu'au XVIème siècle qu'il apparaîtra dans un sens profane, signifiant abandonner volontairement quelque chose ou quelqu'un au bénéfice de ce que l'on fait passer avant, puis dans celui de se dévouer par le sacrifice de soi, ce qui se rapproche davantage d'un sens de substitution, sens que n'a donc pas le mot korbane. A ce stade, on peut donc aisément comprendre que la ligature d'Isaac n'est pas avant tout un sacrifice de substitution, puisque le bélier n'apparaît qu'en dernier ressort. Il s'agit bien d'un don désintéressé, étant entendu qu'Abraham ne procède pas par calcul (le texte est très suggestif à ce propos). Et il est clairement établi que c'est  Dieu qui met à l'épreuve sa créature au moment où  celle-ci s'y attendait le moins. Il éprouve Abraham, et Abraham ne s'installe pas dans une relation marchande avec Dieu. Alors que tout don nécessite en retour, au moins, soit une reconnaissance, soit une gloire, il n'en demeure pas moins que toutes ces représentations n'apparaissent pas dans la logique du sacrifice d'Isaac. Ce qui assurément le différencie complètement des autres formes de don, et même de la logique du don avec sa dialectique de contre-don selon le mot de Marcel Mauss.

 

Ainsi, Stéphane Mosès, dans L'Eros et la loi7, rappelle que le fondement de l'éthique du judaïsme repose sur l'affirmation d'un « pour autrui », c'est-à-dire que la vocation de l'humain consiste « à ne pas soumettre sa vie à la seule loi de la conservation et de l'accroissement d'être, mais au contraire de savoir renoncer à soi au nom de la demande (silencieuse ou non) qu'autrui m'adresse par sa seule présence. C'est justement ce qui arrive à  Abraham et qu'il est bien en droit de réaliser : accomplir la volonté de celui qui pourtant lui avait accordé cet enfant dans sa vieillesse et qui est paradoxalement l'héritier principal. On comprendra alors que, là où ne s'accomplit pas le sacrifice, le christianisme placera l'oblation personnelle de Jésus en vue de la rédemption du monde voué au péché. Ainsi, la reconnaissance de Dieu, qui est traduite ici sous la forme de promesses-bénédictions, prouve à suffisance que la dimension sacrificielle d'Isaac ne visait pas avant tout un intérêt égoïste ou personnel, mais il est à lire plutôt comme l'abandon complet d'Abraham à son créateur, pourvoyeur de toutes sortes de dons. C'est, nous en sommes certain, le sens de cette réponse à Isaac: «Dieu y pourvoira ».

 

C'est ainsi que peuvent être compris et interprétés les propos de Saint Augustin dans La cité de Dieu : « Ainsi, le sacrifice, c'est toute œuvre accomplie pour s'unir à Dieu d'une sainte union, c'est-à-dire toute œuvre qui se rapporte à cette fin suprême et unique où est le bonheur. C'est pourquoi la miséricorde même envers le prochain n'est pas un sacrifice, si on ne l'exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en effet, bien qu'offert par l'homme, est chose divine, comme le mot lui-même, qui signifie action sacrée. Aussi l'homme même consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en tant qu'il meurt au monde pour vivre en Dieu; car cette consécration fait partie de la miséricorde que chacun exerce envers soi-même »8. En conséquence, même si, généralement, les dons dans tout l'Ancien Testament consistaient tout de même à implorer les faveurs divines, la démarche de la ligature d'Isaac, est spécifique et originale. Aussi ne s'éclaire-elle davantage que dans sa réappropriation par le Nouveau Testament, à l’image de la Passion-Mort-Résurrection de Jésus.

 

4. Du sacrifice d’Isaac à la passion de Jésus : le renouveau du christianisme dans la logique de l’intérêt

 

4.1. Du don fastueux et orgueilleux à l'humble charité (agapè)

 

Dans son article intitulé «  Le don et l'image du souverain à Byzance ou de l'apport du don en anthropologie. Histoire des images », Tania Kambourova écrit : « Ainsi, pour moi, pour rester fidèle à la conception chrétienne du don, il faut prendre en compte l'inversion du sens du don avec l'avènement du christianisme. Désormais l'homme ne fait plus de don pour apaiser la divinité et pour obtenir des faveurs, comme c'était le cas dans l'Ancien Testament par exemple. C'est Dieu qui lui offre en sacrifice son propre fils et le Fils offre sa vie. Le Christ s'offre et est offert pour le salut de l'homme et tout don venant de ce dernier ne peut être que contre-don. Le sens du don est totalement renversé »9. Or, il est symptomatique de remarquer que cette inversion ou nouveauté ne s'érige pas nécessairement à travers de cette conception vétérotestamentaire, mais aussi et surtout dans la rencontre culturelle qui va s'opérer à l'intérieur du monde gréco-romain. Car la conception du don du christianisme primitif sera à considérer comme un renouveau, mais aussi une démarcation des conceptions gréco-romaines de la prodigalité.

 

C'est ce souligne d'ailleurs A. Caillé : «  Dans  Le pain et le cirque, Paul Veyne  a montré comment la société impériale romaine, organisée sur la base du clientélisme, trouvait une part importante du financement de ses monuments et activités publiques (amphithéâtre, thermes, statues, arcs de triomphe, banquets, etc.) dans l'institution de l'évergétisme, c'est-à-dire dans  les dons munificents que les citoyens riches, aristocratiques ou parvenus, se devaient d'effectuer pour à la fois signifier et sceller leur statut social. L'évergétisme ressortit au registre de la liberté publique et splendide, de la largesse, de ce que les romains appelaient la largitio […], celui qui veut faire respecter son autorité doit devenir un auctor, quelqu'un qui fait croitre (qui augmente) la prospérité autour de lui. Il distribue en abondance une richesse dont il faut qu'elle semble couler de source, à profusion et de façon ininterrompue »10. Et plus loin encore, l'auteur continue, en précisant cette opposition avec le christianisme, aussi vrai que celui-ci récuse l'orgueil sans mesure des donateurs et des grands de ce monde. Il écrit: « C'est contre lui, bien sûr, que le christianisme va tenter de s'affermir. La chose ne saute pas toujours aux yeux puisque, étant très vite devenu religion non seulement des pauvres et des esclaves mais, autant ou plus, des classes dominantes, le christianisme historique s'est vu constamment mâtiné de valeurs aristocratiques, royales ou impériales. Nul doute qu'en son essence, il ne consiste en la queute et la revendication d'un don pur, que n'entacherait nul orgueil, qui ne procéderait pas par des passions du moi, mais au contraire de l'humilité et d'un amour des pauvres et d'autrui proportionnel à l'amour inconditionnel que Dieu porte à ses créatures. Ces contestations se multipliant, les valeurs chrétiennes de l'égalité devaient saper à la longue le goût palien de la superbe, et la charité l'emporter sur la prodigalité »11.

 

Comme on peut le constater, le christianisme a opéré un renouveau qui est en conformité avec la logique de l'éthique de l'aumône héritée du Christ : « Quand tu fais l'aumône, ne va pas le claironner devant toi, ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d'être glorifiés par les hommes; en vérité, je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète; et ton Père, qui voit dans le secret te le rendra » (Matthieu 6,2-4). Mais tout cet enseignement ne trouve sa concrétude que dans la relecture de la mort de Jésus lui-même sur la croix.

 

4.2. La mort de Jésus: récapitulation du sacrifice d'Isaac et tentative de dépassement de la notion  commune de sacrifice

 

Dès qu'on aborde la question du rapport de la ligature d'Isaac par rapport à la mort de Jésus, une question importante surgit: peut-on dire que la mort du Christ est un sacrifice? En tout cas, en ce qui concerne Jésus, il ne l'a, quant à lui, certainement pas interprétée de cette façon si tant est vrai qu'il ait cherché à donner une signification à sa mort. Relevons quelques conséquences importantes:

 

1°/ Tous les quatre évangiles s'accordent à souligner que Jésus est mort à l'heure du sacrifice, celui de l'immolation de l'agneau pascal. L'agneau sacrifié (le mémorial) est une préfiguration du Messie, et ceci n'est possible que grâce à une interprétation messianique d'Isaac assimilé à l'agneau préparé devant Dieu pour le salut eschatologique. Dans Jean 8, 56, Jésus s'identifie lui-même à Isaac: « Abraham a exulté à l'idée de voir mon jour; il l'a vu et s'est réjoui ». C’est une allusion à la naissance d'Isaac, comprise comme une préfiguration de celle du Messie préexistant auprès de Dieu. De même dans les récits de la passion de Jésus, qui ne mentionnent que les détails ayant une signification théologique, deux précisions cherchent à évoquer le sacrifice d'Isaac. On y retrouve une insistance, à un moment anormal du récit, sur le fait que Jésus fut ligoté (Mt 27, 1-2; Mc 15, 1; Jn 18, 24). Dans ce contexte, le seul mot « ligoter » suffirait à rendre présente l'image du sacrifice d'Isaac. Un deuxième détail est souligné par le fait que « Jésus portait lui-même sa croix » (Jn 19, 17) ; les synoptiques ne le soulignent pas. Si jean le fait, c'est dans une intention théologique qui ne peut être qu'une évocation d'Isaac portant lui-même le bois de son sacrifice. Pour récapituler, disons encore que la mort et la résurrection du Christ par le sacrifice et le salut d'Isaac sont sous-jacents dans d'autres textes, comme Ga 3, 16; 4, 28-29; Rm 4, 16-25, et beaucoup plus explicites en He 11, 17-19.

 

2°/ La mort du Christ est interprétée théologiquement de manière plus tardive, mais très élaborée dans Saint Jean, à travers la fécondité par la chute en terre : «  Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; s'il meurt, il porte du fruit en abondance » (Jn 12, 24-26). Ici, Jésus traduit le « il faut » de la passion comme une oblation personnelle et nécessaire en vue du salut de l'humanité. L'intérêt ne réside donc pas de son coté, mais bien dans la dimension sotériologique de l'acte. Il donne sa vie en rançon pour la multitude. La mort est interprétée comme ouverture à l'autre et pour l'autre.

 

3°/ D'un point de vue seulement ethnologique, selon Claude Lévi-Strauss, la structure fondamentale du sacrifice consiste dans l’opération d’un lien de continuité entre les deux termes, qui sont d'abord discontinus, l'homme sacrificateur et Dieu. Entre ces deux pôles, il n'existe pas d'homologie ni même de rapport d'aucune sorte: le but du sacrifice est précisément d'instaurer un rapport qui n'est pas de ressemblance, mais de contiguïté. Par exemple, on sait que le sacrifice expiatoire est le don en hommage à Dieu qui accompagne l'acte de conversion et qui restaure la relation religieuse. Le sacrifice de communion est l'exercice du lien religieux qui doit être  intensifié pour que l'existence humaine bénéficie du surplus de grâces. Or, sur la croix, Jésus ne pratique pas un sacrifice, mais s'offre lui-même pour abolir toute forme de sacrifices.

 

4°/ Il est symptomatique de constater avec C. Tarot qu'au cours du dernier repas, Jésus a intégré sa mort comme don, pour fonder la Nouvelle Alliance. Et il s'agit là d'un don désintéressé ; il n'attend rien en retour, sinon qu'accomplir, dans l'obéissance parfaite à la volonté du Père, en vue de sauver l'humanité. Ce qui illustre parfaitement le point relevé par M. Mauss, que dans la logique du don, donner c'est se donner. L'histoire de Jésus, jusque dans sa mort, mais aussi après, montre comment la loi du don happe le donateur et le fait passer dans le don. En conséquence, avec la mort du Christ, tout à la fois don de Dieu aux hommes (Jn 13, 16) et don de l'humanité à Dieu (He 8, 3 et 9, 14), les hommes n'ont plus à présenter d'autres dons. La victime parfaite suffit à jamais (He 7, 27). La mort de Jésus, lue ou relue comme don volontaire, devenait le don et le sacrifice que Dieu aime et accepte, en le ressuscitant, lui qui est le chemin de la vie, de la résurrection, pour ses adeptes11.

 

Conclusion

 

Au regard de toutes ces approches, il apparaît clairement que, ayant supprimé le sacrifice, les partisans du Christ ont cependant développé un rite en mémoire de lui (l'Eucharistie). Ce rite réactualise  et pérennise un événement historique qui continue d'introduire un dynamisme vers l'avenir. Ainsi, le Christ, mort de façon ignominieuse, est à l'origine, dans le christianisme, d'un rite non sacrificiel, au sens courant du terme, et qui réactualise les évènements de sa mort dans une perspective de libération de la mort spirituelle et physique. Ainsi, la signification théologique fondamentale donnée à cette mort ne peut être comprise et évoquée qu'en relation avec l'expérience pascale. Le sacrifice d'Isaac, comme anticipation de celui du Christ, s'éclaire alors définitivement. On peut donc comprendre que le geste d'Abraham ne consiste pas en un intérêt quelconque, mais préparait, pour ainsi dire, le véritable sacrifice que devrait accomplir Dieu lui-même. Ainsi se comprend la substitution d'Isaac par le bélier qui devient, dans le Nouveau Testament, l'agneau pascal.

 

De la sorte, les résonances de la participation des communautés du christianisme naissant seront appelées agapes ou actes de charité: « Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon le besoin de chacun » (Actes 2, 44-45). Ils avaient donc intégré dans leur vie une forme de bienfaisance, dépouillée de tout orgueil : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir » (Cf. Actes 20, 35). Le sacrifice d'Isaac et sa perfection, ainsi que sa récapitulation dans celui du Christ (Mystère de la rédemption) sortent donc de la logique du don et de la générosité comme calcul des plaisirs et des peines ou de l'axiomatique de l'intérêt. Il faut donc le comprendre, selon le mot de J. Derrida, comme « du don conçu non dans le langage de l'intérêt, de l'éros, mais dans celui de la rupture radicale et du saut absolu hors de tout calcul, donc dans l'agapè (Nygren) »12.

 

Christophe MABOUNGOU

Etudiant en Philosophie

Université Pierre Mendès France – Grenoble (France)

 

 

Notes de renvoi:

 

1. Il est à noter que certains exégètes juifs préfèrent le terme « ligature » au terme sacrifice. Ceci pour la simple raison que le sacrifice d'Isaac n'ayant pas été consommé, c'est plutôt un bélier qui a été sacrifié à sa place. Cette ligature porte donc en hébreux le nom de « Aqeda Itza'h ».

2. Cf GIRARD R., La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

3. BERNHEIM G., Le souci des autres au fondement de la loi juive, Paris, Calmann-Levy, 2002, pp.62.63.

4. Cité par  SELZ M., « Le sacrifice et la pudeur », communication donnée à L'Alliance israélite universelle, le 14 mai 2003, dans le cadre d'un séminaire intitulé « Pourquoi (se) sacrifie-t-on? » [en ligne] : www.cairn.info (consulté le 13-04-2010).

 « Le sacrifice et la pudeur », Cf.

5. Cf. MAUSS M., Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2001, (Coll. « Quadrige »).

6. Cf. note 4.

7. MOSES S.,  L'Eros et la loi, Paris, Seuil, 1999.

8. A propos de l'inversion qui se produit avec le christianisme, on lira avec intérêt M. NEUSCH M., «  Une conception chrétienne du sacrifice. Le modèle de saint Augustin », in  Le sacrifice dans les religions, Paris, Beauchesne, 1994, p.p.117-138.

9. T. KAMBOUROVA, « Le don et l'image du souverain à Byzance ou de l'apport du don en anthropologie: Histoire des images »,in MAGNANI E.(dir.), Don et Sciences Sociales. Théories  et  pratiques croisées, Dijon,  Editions Universitaires de Dijon, 2007, p.85.

10. CAILLE A., Don, intérêt et désintéressement, Paris, La découverte, 1994 (2005), pp. 8 et 9

11. CAILLE A., Id.

12. TAROT C., « Repères pour une histoire de la naissance  de la grâce », in Revue du MAUSS, n°1, « Ce que donner veut dire. Don et Intérêt », Paris, La Découverte, 1993, pp.90-113.

13. Cf. CAILLE A., Op.cit., p.34.