Méditation sur la Passion : fidélité à Dieu, humilité et ouverture aux autres

 

Méditation sur la Passion : fidélité à Dieu, humilité et ouverture aux autres1

 

 

Le temps du Carême nous prépare et nous conduit à la célébration des fêtes pascales. C’est donc une marche vers Pâques. Et nous avons commencé cette marche par la liturgie des cendres, qui nous rappelle la fragilité, la faiblesse de l’homme pécheur devant son Créateur. La liturgie du premier dimanche de Carême, quant à elle, met déjà en évidence les deux voies qui s’offrent à l’homme dans sa relation à Dieu : celle de la désobéissance, qui éloigne l’homme de la présence divine, et celle de l’obéissance, qui le maintient dans l’intimité divine. Cela est mis en scène dans une histoire que l’on pourrait résumer en deux tableaux : Adam et Eve, fraîchement sortis de la main de Dieu et établis dans un jardin de délices pour y être heureux, d’une part, Jésus de  Nazareth, ruisselant encore de son baptême dans le Jourdain et aussitôt conduit au désert par l’Esprit Saint, d’autre part. Au jardin d’Eden comme au désert, tous furent tentés de désobéir à Dieu. Sur les conseils d’un tentateur représenté par le serpent (symbole de la ruse), Adam et Eve ont succombé à la tentation. Du coup, leur relation d’intimité avec Dieu fut faussée ; désormais, ils ne voient plus Dieu tel qu’Il est, ils se détournent de Lui. Au contraire, au désert, Jésus n’a pas flanché : il n’écoute qu’une chose, la parole de Dieu : « Il est écrit ». Il demeure ainsi dans l’intimité de son Père. Avec son Père, il ne fait qu’un, dans la communion de l’Esprit Saint.

 

Uni à son Père, Jésus partage également sa gloire. C’est ce que nous méditons dans la liturgie du deuxième dimanche de Carême, à travers l’épisode de la transfiguration, qui révèle Jésus comme Fils de Dieu partageant la gloire de son Père. Mais Jésus interdit aux trois disciples, témoins de sa transfiguration sur le mont Tabor, de l’annoncer aux autres : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts » (Mt 17, 9). Et l’on ne peut parler de résurrection sans évoquer la souffrance et la mort. Car, « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les Anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite » (Lc 9, 22). Avant la manifestation plénière de la gloire du Christ à tous, il y a d’abord la Passion, c’est-à-dire sa souffrance et sa mort. Le dimanche des Rameaux nous rappelle donc la Passion du Christ. Nous lisons à cet effet un récit des évangiles qui parle des souffrances et de la mort en croix de Notre Seigneur Jésus Christ. Il s’agit bien de la souffrance et de la mort de ce même Jésus qui s’est révélé, tour à tour, comme « Fils bien-aimé du Père », « Sauveur du monde », « Lumière du monde », et que nous contemplons, au cinquième dimanche de Carême, comme le « Maître de la vie » qui ressuscite les morts. La Passion n’apporte-t-elle pas un démenti à cette image idyllique de Jésus, que nous découvrons dans les textes liturgiques des cinq dimanches de Carême ? Elle constitue d’ailleurs un scandale pour les Juifs, et une folie pour les Grecs, dira Saint Paul (Cf. 1 Co 1, 23). Et pour nous chrétiens, que signifie cet événement fondamental de notre foi ? Comment devons-nous appréhender et vivre la Passion du Christ ?

 

Pour essayer de comprendre cet événement, il est important de replacer la mission de Jésus dans son contexte d’obéissance sans faille à son Père, et de sa solidarité avec tous les hommes. En effet, Jésus avait envisagé et vécu sa mission avec le souci d’une double fidélité : fidélité à la tradition particulière d’Israël, dans laquelle il avait son ancrage et dont il se sentait pleinement héritier, et fidélité à sa filiation divine qui l’avait poussé dans un excès d’ouverture aux autres. Ces deux fidélités s’accordaient aisément en lui. Mais, en fait, cette double fidélité l’a conduit à une situation d’exclu au sein de son propre peuple. Il est arrivé à un point où les liens qui le rattachaient au judaïsme se sont rompus, du moins sur le plan de l’institution. Il va mourir « hors de la Porte », hors de la Ville sainte, excommunié, retranché du peuple de la Promesse, comme un bandit abandonné de Dieu. Cette situation de réprouvé est telle que Jésus, à l’approche de sa passion, ressent non seulement comme un rejet social, mais plus encore comme une vraie déréliction, un délaissement hors de Dieu. Malgré ce sentiment, Jésus ne subit pas sa mort comme une fatalité ; il choisit librement sa route : « Personne ne prend ma vie. Je la donne de moi-même » (Jn 10, 18). Ce choix libre de Jésus s’explique du fait qu’il a épousé l’amour de son Père pour les hommes, dans sa démesure. Toute sa vie en témoigne. C’est cet amour qui l’a conduit à l’excès d’ouverture aux autres. Il est allé vers les plus éloignés, aussi bien du peuple élu que de Dieu. C’est porté par cet amour que finalement il meurt « hors les murs »2.

 

La mort de Jésus en Croix, vue dans le contexte de sa fidélité à Dieu et de son ouverture aux autres, apparaît comme l’accomplissement de sa mission même. Elle est une communion au monde des humiliés, des pécheurs et des exclus de la société. Jésus meurt comme l’un d’eux, en subissant le même châtiment des bandits. Cette mort porte à son comble la solidarité qu’il a nouée avec les autres, au cours de sa vie. Il est tombé du côté de ceux qu’il n’a cessé de fréquenter : les pécheurs, les malades, les morts, les exclus… Ayant partagé la précarité socio-économique des hommes durant toute sa vie, il partage leur précarité spirituelle dans sa mort. Car, dans sa passion, Jésus sent le vide, cette insécurité spirituelle de l’homme dont la relation avec Dieu semble coupée : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 15, 34). Jésus qui a toujours vécu dans l’intimité de Dieu fait ici l’expérience de l’absence ressentie de Dieu.

 

Avec la Passion, Jésus amène à terme son processus d’incarnation : il finit par épouser toutes les situations existentielles de l’homme : l’exil, le dur labeur, la faim, la soif, la misère, la torture, la perte d’un ami … et la mort, c’est-à-dire cette solitude extrême de l’homme que rien au monde ne peut combler sinon la présence divine. Son cri rejoint celui de tout homme en manque de Dieu, se sentant en insécurité et s’élançant dans un élan de reconquête de la confiance en Dieu : « Vois ma misère : délivre-moi ; je n’oublie pas ta loi » (Ps 118, 153). Maintenant qu’il a rejoint l’homme jusque dans ses derniers retranchements, dans le dernier degré de sa solitude, Jésus peut alors conclure à l’aboutissement de sa mission : « Tout est accompli » (Jn 19, 30). Et, dans son élan de communion avec son Père - qui ne l’a jamais abandonné-, il entraîne avec lui l’humanité toute entière qu’il a épousée. Son cri vers le Père remet le regard de l’homme sur la trajectoire de la présence divine ; il retourne le regard de l’homme vers Dieu ; ce regard qui fut détourné par le tentateur au jardin d’Eden. A Golgotha, l’homme retrouve son intimité avec Dieu. Il a fallu donc cet abaissement du Fils pour retourner le regard de l’homme vers le Père.

 

Nous pouvons ainsi comprendre la Passion du Christ comme le déploiement « d’une puissance d’amour à laquelle rien ne peut résister, même ce qui semble contraire à la nature divine, c’est-à-dire la souffrance et la mort » (Grégoire de Nysse)3. Dans la Passion, Dieu se révèle en son Fils comme le Tout Autre, dont la grandeur signifie humilité et proximité avec l’homme dans toutes ses conditions de vie. Disciples et témoins du Christ, c’est donc sous le signe de la fidélité à Dieu, de l’humilité et de l’ouverture aux autres que nous sommes invités à vivre la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ.

 

Pierre Raudhel MINKALA

 

 

 

Notes de renvoi :

 

1. Cet article est principalement extrait de mon livre Souffrance et foi chrétienne dans la société congolaise, Paris, Edilivre, 2009, pp.102-108.

2. Cf. LECLERC, Eloi (1990), Dieu plus grand, Paris, Desclée de Brouwer, pp.103-118.

3. Cf. STINISSEN, Wilfrid (1978), Méditation chrétienne profonde, Paris, Cerf, pp.162-164