La mission des laïcs en Anfrique: signification et perspectives

 

LA MISSION DES LAÏCS EN AFRIQUE : SIGNIFICATION ET PERSPECTIVES

 

 

Le Souverain Pontife, le Pape Jean-Paul II, traitant de la question relative à l’évangélisation en Afrique, soutenait en son temps : « L’évangélisation a besoin d’agents. Car "comment invoquer le Seigneur sans d’abord croire en Lui ? Comment croire sans d’abord L’entendre ? Et comment entendre sans prédicateurs ? Et comment prêcher sans être d’abord envoyé ? (Rm 10, 14-15)". L’annonce de l’Evangile ne peut se réaliser pleinement que grâce à la contribution de tous les croyants, à tous les niveaux de l’Eglise universelle et locale »[1]. Prendre au sérieux un tel propos nous oblige à considérer l’urgence d’une réinterprétation de la mission dans l’Eglise et dans la société.

 

A tout bien considéré, s’il est admissible que tout baptisé est « missionnaire », il nous faut, en conséquence, prendre avec rigueur et frénésie l’appel que nous lance l’Episcopat congolais, nous invitant à redécouvrir le caractère indispensable de la mission des laïcs, aussi bien dans l’Eglise que dans la société, mission souvent ignorée et laissée aux seuls clercs.

 

Prise à notre compte, cette mission, nous la voyons possible uniquement à partir de l’Eucharistie, source et sommet de la mission de l’Eglise. Cependant, quelle signification peut avoir une telle mission post-eucharistique dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui ? Notre réflexion se veut une interprétation de la mission des laïcs dans leur biotope, avant d’y proposer quelques consignes pour son effectivité.

 

Le statut de l’Afrique aujourd’hui

 

Il n’est l’ombre d’aucun doute que le continent africain est devenu de nos jours le lieu privilégié où les régimes oppressifs, les conflits, la misère, les épidémies et autres situations similaires ont élu domicile. En effet, le tableau que l’Afrique offre au monde de notre temps est teinté de pauvreté, de famine, de maladies - parfois incurables -, bref, un tableau sombre[2]. Cette réalité est aussi le diagnostic que fait Ecclesia in Africa, sur l’Afrique actuelle. Le Pape Jean-Paul II, signifiant le regret de l’Assemblée spéciale pour l’Afrique du synode des Evêques (1994), souligne:

Une situation commune est, sans aucun doute, le fait que l’Afrique est saturée de problèmes : dans presque toutes nos nations, il y a une misère épouvantable, une mauvaise administration des rares ressources disponibles, une instabilité politique et une désorientation sociale. Le résultat est sous nos yeux : misère, guerres, désespoir. Dans un monde contrôlé par les nations riches et puissantes, l’Afrique est pratiquement devenue un appendice sans importance, souvent oublié et négligé par tous [3]

En plus,  pour « plusieurs Pères synodaux, l’Afrique actuelle peut être comparée à l’homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ; il tomba entre les mains de brigands qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et s’en allèrent, le laissant à demi mort (cf. Lc 10, 30-37). L’Afrique est un continent où d’innombrables êtres humains – hommes et femmes, enfants et jeunes – sont étendus, en quelque sorte, sur le bord de la route, malades, blessés, impotents, marginalisés et abandonnés. Ils ont un extrême besoin de bons Samaritains qui leur viennent en aide »[4].

Avec un tel état de lieu, l’urgence de trouver des repères de vie et d’action en Afrique s’impose avec grande acuité. Pour nous, c’est là notre intuition majeure : l’Eucharistie peut être proposée comme un chemin de vie pour la renaissance de l’Afrique.

Les lieux de mission en Afrique

L’Eucharistie a été définie par le Pape Benoît XVI comme un sacrement à vivre. Vue dans une telle perspective, elle peut fonder un engagement chrétien pour une Afrique nouvelle. Autrement dit, elle peut s’inscrire dans une dynamique de libération, de participation à la paix et de restauration de la responsabilité des Africains. En effet, au cœur d’un monde où les souffrances sont devenues plus qu’effrayantes, une libération est toujours l’objet d’une impatiente attente. Nous parlons ici d’une libération qui engage tout l’homme et tout homme. La libération, vue sous l’angle eucharistique, n’est pas « une réalité à part, retranchée en quelque sorte du vécu de l’homme, une rencontre paisible avec le Seigneur, entre lui et nous »[5]. Un tel retranchement est anti-eucharistique. Ce sacrement, qui constitue le centre de notre salut, est un bien destiné pour la vie du monde et pour tout homme, même africain.

En célébrant avec foi l’Eucharistie, tout chrétien habitant cette partie du globe (l’Afrique) est censé promouvoir, pour lui-même et pour ses semblables, l’invention des structures qui favorisent la vie et la fraternité. Vouloir le bien de l’autre, c’est, en quelque sorte, lui ouvrir les nouveaux chemins de son épanouissement, mieux de sa libération. Le refus de l’égoïsme, la dénonciation des structures de péchés qui privent l’homme de ses droits fondamentaux est, dans l’Eucharistie, une exigence chrétienne. Ceci nous permet d’assumer à notre compte ce propos selon lequel la clé de toute libération humaine est dans la pratique de la charité.

Les exigences de l’amour sont, dans l’Eucharistie, de véritables chemins de libération. Ainsi, l’Eucharistie libère nos capacités d’amour et veut saisir toutes les énergies de l’homme et de l’univers pour les offrir au Père. Dans cette optique, la révolte dont l’homme africain est otage, ses faiblesses et ses déterminations pour construire un monde plus juste, plus fraternel et plus vrai, constituent dès lors une belle offrande au Seigneur, dans l’Eucharistie : convaincu que Lui seul peut transformer nos limites en possibilités d’action. Cette démarche favorise en elle-même l’ouverture du monde et de l’univers au Christ.

Renoncer à soi-même pour les autres, l’option de la mort de soi pour laisser vivre son prochain devraient être, en Afrique, des lieux de grande frénésie missionnaire. Car aucune libération n’est possible si chacun ne vit que pour soi-même. Du chrétien africain, l’on attend dès lors une volonté d’accueil de cette libération dans l’Esprit, une hospitalité généreuse de la Parole de Dieu, source intarissable de toute fécondité.  On le voit, aucune véritable libération n’est possible sans un climat totalement pacifié. La paix est donc ici plus que nécessaire. 

La participation à la paix

« L’Eucharistie est par nature Sacrement de la paix. Cette dimension du Mystère eucharistique trouve dans la célébration liturgique une expression spécifique par le rite de l’échange de la paix »[6]. A notre époque, si terriblement éprouvée par de multiples situations de guerres, ce geste d’échange de paix revêt, du point de vue de la sensibilité commune, un effet percutant, en ce sens que l’Eglise considère toujours comme sa tâche propre, le fait d’implorer du Seigneur le don de la paix et de l’unité pour elle-même et pour la famille humaine tout entière. Il est donc déplorable de constater que dans certains pays africains, malgré l’important nombre de chrétiens[7], la paix demeure encore une denrée rare. Le témoignage des fidèles du Christ, devenu souvent idéologique, est bien loin d’agir en faveur d’un monde plus fraternel et plus paisible. L’on assiste dès lors à une sincérité de surface, une communion tronquée. Et ce bien loin de la réalité même des exigences eucharistiques.

La paix est l’unique voie par laquelle passe le développement des sociétés. Et l’Eglise, à travers ses communiants, doit se faire chaque jour et à chaque époque missionnaire de cette indépassable valeur. Benoît XVI écrit à juste titre : « La paix est certainement une aspiration irrépressible, présente dans le cœur de chacun. L’Eglise se fait la voix de la demande de paix et de réconciliation qui monte de l’esprit de toute personne de bonne volonté, en la faisant tourner vers Celui qui est notre paix (Ep 2,14) et qui peut réconcilier peuples et personnes, même là où les tentatives humaines échouent »[8]. Cette tâche, l’Eglise l’accomplit par ses fidèles chrétiens qui, dans l’Eucharistie, en puisent les forces nécessaires. Désormais, affirmons-le, la paix, la réconciliation, le partage, la véritable fraternité devront passer par la famille des enfants de Dieu. De la sorte, l’on pourra intimer cet ordre fraternel à chacun des hommes participants de l’Eucharistie : « Allez ! Allez là où vous travaillez chaque jour, ouvrez les yeux pour découvrir le Seigneur qui, mystérieusement, transforme le monde et ceux qui l’habitent. Allez, donc ! Allez soulager ceux qui peinent. Allez briser les chaînes de l’oppression de la haine, de l’exploitation ! Allez annoncer la Bonne Nouvelle de la libération. Allez dans la paix ! »[9]

L’Eucharistie, sacrement de la promotion humaine

Quelle serait la valeur de l’Eucharistie si elle n’ouvre pas notre humanité à une nouvelle manière d’être hommes ? On ne le dira jamais assez, l’Eucharistie est fondamentalement un sacrement de la promotion humaine. Ainsi que l’affirme A. Ducharme : « La communion fraternelle est la condition de la fraction du pain. Elle en est aussi le fruit. L’Eucharistie suppose la vie de charité qu’elle exprime comme le baptême suppose la foi dont il est le signe… Cette communion fraternelle dans la justice doit s’étendre à toute vie et à tous les hommes »[10]. La joie d’aimer se trouve justifiée dans le bonheur de fraterniser avec les autres. C’est ici le lieu où se joue la solidarité humaine à son plus haut degré. Chacun se dépense pour garantir le salut des hommes, ses frères.

De ce fait, dans chacune de nos communautés, il n’y a donc plus de place pour les inégalités séparatistes, sources de toute sorte de frustration et de conflit : l’égoïsme de l’homme fermé sur lui-même se laisse évangéliser et devient ainsi le topos du partage et du don. C’est là une noble tâche de tout fidèle du Christ, appelé pour être le ferment d’une indéfectible fraternité entre les hommes et les femmes de notre temps. Partager avec ceux qui manquent de l’essentiel pour vivre devient dès lors un devoir chrétien. Cette tâche consiste aussi à considérer le nombre inquiétant de personnes qui se retrouvent confinées dans leur solitude intérieure, et d’autres qui continuent à être, sans l’avoir choisi, victimes de discriminations pour motif de race, de nationalité, d’ethnie, de religion, de région ou de sexe.

Et la libération est ici la théologie des opprimés. Par conséquent, l’Eucharistie n’atteint pas sa finalité si elle n’est pas Eucharistie dans et pour le monde. Le Christ, reçu dans l’Eucharistie, est le même qui est présent dans l’autre, l’affamé, l’opprimé, le laissé-pour-compte, le prisonnier, l’infirme, le malade, le rejeté, l’ennemi. Le Christ est là où l’on s’y attend le moins possible.

On le voit bien, aujourd’hui encore, les chrétiens d’Afrique - en proie à de multiples remises en question de l’effectivité de leur action évangélique - sont comme obligés de revoir leur propre être-chrétien. Trop de « Seigneur, Seigneur » sans pratiques observables peut paraître comme une fuite du monde dans lequel pourtant le Maître nous recommande d’être les témoins indéfectibles de sa miséricorde aimante. Ainsi, toutes formes de folklorisme local et de liturgisme rubriciste, de piétisme naïf et de fondamentalisme corrosif et nébuleux se donnent à comprendre dans le sens d’un « anti-évangélisme » prononcé. De même, des célébrations qui développent des spiritualités d’enthousiasme, d’exubérance et d’incandescence sacrale, sans commune mesure avec les exigences de transformation fondamentale de nos sociétés et de nos systèmes institutionnels, des célébrations où, pendant des heures, des gens chantent, dansent et sont presque ivres de joie, ces célébrations-là sont caduques et illusoires, si le chrétien n’y reçoit pas une mission d’être témoin de la vie. La messe ainsi célébrée n’ouvre à aucun horizon de salut de l’homme intégral. Car le salut de l’âme passe aussi par la survie du corps en tant qu’intermédiaire dans la réalisation de l’amour que Dieu recommande à l’humanité en marche[12].

Sur ce, il faut, nous semble-t-il, rappeler à l’homme africain ses valeurs traditionnelles, pour lui éviter le risque du chaos. Le respect de la dignité humaine est, dans l’Eucharistie, une valeur indépassable. C’est pour sauver l’homme que le Christ est devenu nourriture. Il est de ce fait un réel paradoxe de se réclamer du Christ et de bloquer en même temps les chemins de résurrection que l’Eucharistie ouvre aujourd’hui pour notre aimable continent. Un appel au respect de la dignité et de la vie mérite d’être lancé.

Dans une telle optique, la mission des laïcs est bien vaste. En Eglise, et surtout dans le monde qui est le leur, une vibrante invitation leur est lancée de se mettre au travail pour qu’advienne un monde plus juste et plus fraternel. Et l’Eucharistie leur est proposée, à juste titre, comme source et fin de leur mission. Le considérer, c’est appartenir vraiment à Christ. Car il est grand le mystère de la foi.

 

 

Abbé Aimé Thierry HEBAKOURILA

Grand Séminaire de Théologie Emile Biayenda

Brazzaville (Congo)

 



[1] JEAN-PAUL II, Ecclesie in Africa, n°88.

[2] Nous renvoyons à L. SANTEDI, qui  souligne d’ailleurs que « face aux défis qui obligent l’homme africain à retrouver sa dignité et sa créativité dans l’histoire en train de se faire, on voit l’urgence d’une théologie prophétique permettant aux chrétiens et à l’Eglise de mettre en lumière la crédibilité du message chrétien à partir des situations d’exploitation et d’exclusion qui sont une blessure profonde au flanc de l’humanité contemporaine », in Mélanges en l’honneur des Professeurs Dosithée ATAL Sa ANGANG et René De HAES (Préface), Kinshasa, FCK, p. 10.

[3] JEAN-PAUL II, Ecclesia in Africa, n°40.

[4] Ibidem, n°41.

[5] R. JOHANNY, L’eucharistie, chemin de résurrection, Paris, Desclée et Cie, 1974,

p. 119.

[6] BENOÎT XVI, Sacramentum caritatis, n°49.

[7] Le cas de la guerre au Rwanda constitue un exemple à ce propos.

[8] BENOÎT XVI, Op. Cit., n°49. Dans la recherche de la paix, les chrétiens doivent jouer un grand rôle. La paix qu’ils ont eux-mêmes reçue du Christ, ils sont tenus de la partager avec d’autres, avec ceux qui ne connaissent que la guerre, la violence, l’exclusion, la mort.

[9] L. SANTEDI K., ESCPH, p. 57.

[10] A. DUCHARME, L’Eucharistie, Amour infini, Paris, Médiaspaul, 2000, p. 178-179.

[11] Le texte de l’Evangile selon saint Matthieu est plus qu’éloquent à ce sujet. En effet, Mt 25 parle bien de la figure du Christ dissimulée dans celle des petits, des négligés de la société. Tout le bien que vous avez fait à l’un de ces petits, dit le Seigneur, c’est à moi que vous l’avez fait. C’est là comme un appel à la vigilance et à plus d’attention aux plus petits, aux faibles, car ils sont exactement ceux en qui se « cache » le Christ.

[12] L. SANTEDI K., ESCPH, p. 55-56.