Venez, les bénis de mon Père

 

 

Venez, les bénis de mon Père (Solennité du Christ Roi de l’Univers - Année A)

 

Textes: Ez 34, 11-12, 15-17; Ps 23; 1 Cor 15, 20-26, 28 ; Mt 25, 31-46

 

La solennité du Christ-Roi est un sursaut collectif devant les impératifs de la charité. Pourtant, dans notre monde, les potentats font encore la loi. C’est signe que la royauté du Christ n’a pas encore atteint son objectif final: la soumission de toute domination. En attendant, c’est sous la forme paradoxale de la fragilité qu’elle s’actualise, en identifiant le Christ aux plus petits. De quelle royauté s’agit-il? 

 

En 592 avant Jésus-Christ, dans la communauté judéenne de Tel Abib, communauté en exil, depuis les razzias de Jérusalem en 597, un prêtre, Ezéchiel, se lève et parle au nom de Yahvé. Tout indique une situation désolante, presque irréversible. La terre d’Israël est au bord du précipice. En 586, Jérusalem tombe sous le pouvoir destructeur de Nabuchodonosor, Roi de Babylone. Tous s’inquiètent, les exilés comme le petit reste. Cependant, rien n’est perdu. Homme de Dieu et guetteur de l’avenir, le prophète Ezéchiel annonce un message d’espoir. Son message, consigné dans la première lecture (Ez 34, 11-12, 15-17), se résume en ceci : Yahvé va refaire du neuf. En voici la condition : que le peuple fasse le bilan et prenne leçons du passé pour construire l’avenir. De fait, Ezéchiel dénonce le mal antérieur comme le mal présent. Il s’attaque aux pouvoirs politiques comme aux pouvoirs religieux.

 

Allant audacieusement en avant de cette remise à neuf, Ez 34 transparaît comme une diatribe contre les pasteurs d’Israël. Ceux-ci ont délaissé et dispersé le troupeau. Non seulement ils ont omis de faire paître les brebis, de les fortifier et de les panser, mais encore ils les ont régies avec violence et dureté (Ez 34, 4). Désormais, Yahvé lui-même se mettra à la tâche. Décision cruciale, qui change le tout pour tout, et oriente l’avenir avec assurance: «Voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau, et je m’en occuperai » (Ez 34, 11). Ce «Je» volitif reviendra constamment  avec une note d’insistance: «Comme un pasteur s’occupe de son troupeau […] je m’occuperai de mes brebis…» (Ez 34, 12). La sollicitude compatissante de Yahvé est bien ciblée : brebis perdue à chercher, brebis égarée à ramener, brebis blessée à panser, brebis malade à fortifier (Ez 34, 16). Cette compassion en acte nous fait mieux comprendre le type de pouvoir en déploiement dans le service des plus faibles. Telle est l’identité du pouvoir du Christ. Ce pouvoir prend sa source dans l’agir même de Dieu, pouvoir qui relève le faible et ne l’écrase point. 

 

L’Évangile de Mt 25, 31-46 nous éclaire davantage sur la caractéristique de la royauté du Christ. Le Christ s’identifie lui-même à l’étranger, à ceux qui ont faim ou soif, à ceux qui sont nus ou malades, à ceux qui sont en prison. Depuis le début du christianisme, l’Église a toujours vu dans cette péricope un projet de charité chrétienne accomplie. Au surplus, Mt 25 cristallise, en long et en large, la manière dont le Christ se veut être présent au milieu de ses disciples. On peut lire : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40). A la forme négative, l’identification paraît plus radicale : « dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mt 25, 45). Le Christ semble avoir donné cet enseignement à la fin de sa vie. Pour cause, le contexte subséquent de Mt 26 inaugure le temps de sa Passion.

 

A ce titre, l’Évangile de Mt 25, 31-46 peut être envisagé comme un discours-programme qu’il faut replacer dans le contexte plus englobant des discours eschatologiques de Mathieu. Son auditoire est ouvert : il s’adresse aux disciples comme aux non-disciples. Tout se passe comme si l’auditeur qui écoute est instamment invité à traduire en actes l’enseignement de Jésus. Sans doute, le texte raconte un évènement de la fin mais dont le retentissement sur la vie présente du disciple reste actuel. Ce présent vif de l’action est très prégnant dans les dialogues. Sa force de persuasion réside dans l’étonnement même des actants et des non-actants : « Seigneur, quand est-ce que …» Mt 25, 37;44). On peut deviner la leçon fracassante : le Roi s’identifie lui-même aux plus faibles. C’est un tel paradoxe qui préside à la saisie théologale de la royauté du Christ. Pour tout dire, le Christ est Roi selon les vues de Dieu, et non pas selon les vues des humains. 

          

Que dire de cette identification du Christ aux plus petits? Une clarification s’impose : Mt 25 n’est pas un programme d’aide humanitaire. Cet Évangile illustre en miniature toute la vie du royaume dont la centralité est l’exemplarité du Christ lui-même. Le Christ opère ici sous le mode de l’incognito. Ce terme vient du latin incognitus, inconnu. Il suggère l’idée que le Christ est servi et aimé à travers les personnes de la vie ordinaire. Chacun passe sans l’apercevoir. Ceci ne veut pas dire que l’affamé, l’étranger ou le prisonnier, auxquels le Christ se réfère, soient de simples tremplins pour le royaume. La figure du Christ incognito ne minimise point la portée médiante de toute concrète humanité. L’analogie de l’identification présuppose que soient prises en compte des personnes humaines à part entière. Autant le souligner de manière non équivoque, la charité chrétienne n’est pas un simple geste qui nous fait rejoindre le Christ caché sous la figure des laissés-pour-compte ; elle est l’expression de l’amour humain authentique qui jaillit d’un cœur de chair (Ez 36, 26), amour dilaté ensuite aux possibilités multiples de la compassion de Dieu pour l’humain. C’est ici qu’éclate un autre visage de la royauté du Christ : la puissance attractive de sa compassion. Celle-ci le fait identifier aux pauvres, tout en stimulant les actes humains d’amour à la radicalité : prendre soin de ses petits, c’est prendre soin de lui.  

 

Longtemps écartelé, en conscience, sur l’incidence, pour le salut, des œuvres de la Loi et des œuvres de l’Esprit, Paul nuance. Ce qui, en Mt 25, tend à ressortir comme une surdétermination de l’action au présent immédiat trouve, chez lui, une clause de sauvegarde : la fin eschatologique. La première épître aux Corinthiens, dans la deuxième lecture (1 Cor 15, 20-26, 28), établit cette fin eschatologique comme promesse de la résurrection des morts, entrée en gloire avec le Christ et réalité du jugement. Ces trois visions ensemble stigmatisent, chez Paul, la victoire finale de la royauté du Christ. Celle-ci est marquée par la soumission totale de ses ennemis, jusqu’à ce que Dieu fût tout en tous.

 

La célébration du Christ Roi nous fait recentrer sur le Christ de deux manières :

1-Solidarité envers les plus faibles. Cette solidarité passe par un vrai élan de compassion qui nous porte aux secours des petites gens de la vie ordinaire. Nous passons sans les voir. Nous parlons d’elles sans les connaître. Nous les entendons gémir sans les écouter. Pourtant, l’enseignement de Jésus est sans faux-fuyant : ce sont ses frères et sœurs. A regret, quand elles avaient faim, nous les avons sermonnées. Quand elles étaient malades, nous les avons renvoyées au système. Quand elles étaient nues, nous les avons adjugées comme déficientes mentales. Quand elles étaient en prison, nous les avons ignorées pour toujours. Nous manquons un peu plus les opportunités de faire revivre le Christ dans notre monde. La raison est bien simple : notre affectivité s’est emmurée dans le rationnel justificatif. Malgré cela, il nous faut revenir à ces gestes concrets de compassion, pour que des hommes et des femmes, cravachés par la précarité de la vie, retrouvent un chemin d’espoir. Mère Theresa de Calcutta est un modèle à suivre.

 

2- Dénonciation des pouvoirs injustes. Notre regard se tourne vers ces victimes des pouvoirs dictatoriaux d’Afrique. Victimes emprisonnées parce qu’elles avaient dénoncé les abus de pouvoir et la barbarie sanguinaire. Victimes torturées parce qu’elles avaient crié haro sur le détournement des fonds qui condamnaient les populations à la misère. L’Afrique qui célèbre la fête du Christ-Roi doit se souvenir qu’il y a encore des zones d’ombres qui vaillent la peine que l’on élève la voix comme le prophète Ezéchiel. S’il nous faut bâtir du neuf, c’est aujourd’hui, au présent vif, et non pas demain. Demain sera trop tard.

 

Abbé Luc Augustin SAMBA