La problématique de la mission dans les Actes des Apôtres |
Ite annunciate... Par nature, l’Eglise est missionnaire, puisqu’elle tire son origine de la mission du Fils et de celle du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père[1]. En d’autres termes, l’Eglise existe pour évangéliser[2]. Cet impératif d’annoncer le Christ a caractérisé les chrétiens de la première heure. Le livre des Actes des Apôtres est considéré comme le plus ancien document qui rapporte les débuts du mouvement de Jésus, la croissance de la communauté chrétienne primitive et la propagation du message chrétien. Au fond, L'Église des Actes est creatura Verbi : création de la Parole qui a été annoncée par Moïse et les prophètes, accomplie par Jésus, proclamée par les apôtres et les missionnaires de l'Évangile. La croissance de l'Église s'identifie à la croissance de la Parole. L'Esprit soutient son élan, mais il ne la remplace pas[3]. Je n’ai certes pas l’intention de résumer ici le très riche contenu missionnaire de ce livre – je n’aurai d’ailleurs ni le temps ni surtout la capacité de le faire –, étant donné son ampleur et sa profondeur. Mais je tenterai d’en comprendre la structure, en guise d’introduction, et m’arrêterai ensuite sur la méthode, les caractéristiques et le contenu de la mission dans les Actes des Apôtres. Structure et méthode de la mission Mise en route : la structure Saint Luc structure son histoire en six points-étapes, qui, d’une manière ou d’une autre, constituent une historiographie apologétique du Logos ou de la communauté naissante (Ac 6, 7 ; 9, 31 ; 12, 24 ; 16, 05 ; 19, 20 ; 28, 31). Daniel Marguerat se rallie au point de vue de Ph. Menoud (1975), qui considère le livre comme le développement du programme annoncé en Actes 1, 8 (« de Jérusalem […] aux extrémités de la terre ») ; il met la césure non pas à la conférence de Jérusalem (Ac 15), mais entre une première partie (Ac 1-12), consacrée principalement à Pierre, et une seconde partie dont le héros est Paul (Ac 13-28). En fait, c'est l'activité missionnaire de ces personnages qui intéresse particulièrement Luc. Pierre et Paul sont à l'œuvre, notamment à travers de nombreux récits de miracles et de multiples discours. Théologiquement, l'auteur écrit une véritable « histoire du salut », qui commence par Jérusalem, et qui a pour vocation d'englober tout le monde païen. Le véritable héros des Actes, c'est l'Esprit Saint, qui apparaît comme le garant de la présence active du Mystère dans l'histoire, Celui qui en assure la réalisation au cours des siècles. Au cœur de la mission, le kérygme Tout au long du livre des Actes, les apôtres affirment qu’ils sont « témoins de la résurrection de Jésus » (Ac 2, 32 ; 3, 15 ; 5, 32 ; 10, 41 ; 13, 31…). Ce témoignage ne s’appuie pas sur de vagues sentiments ou des visions douteuses, mais sur les « preuves » que Jésus a données à ses apôtres après sa résurrection et dont les évangiles se font l’écho. Le noyau de la première prédication des Apôtres est donc la « proclamation solennelle » : le kérygme[4]. Le mot était déjà employé dans la littérature grecque classique où il se rapporte aussi bien à l'acte de proclamer qu'au contenu de la proclamation. Dans le prolongement de cette signification, « kérygme » se réfère à la proclamation de l'événement central de la foi nouvelle, à savoir le salut par la mort et la résurrection de Jésus (Cf. le discours de Pierre, le jour de la Pentecôte - Ac 2, 14-36). Il s'agit donc de l'expression condensée de la foi chrétienne, dans laquelle cet événement occupe la place principale. Avec l’accueil de l’Esprit-Saint, cette annonce du kérygme est au cœur de l’expérience des Apôtres dans l’Église naissante, et elle conduit croyants et non-croyants à faire l’expérience personnelle et communautaire de la rencontre du Christ, de son amour et de sa miséricorde qui fructifie par la conversion du cœur et le changement de vie. La méthode De cette structure de la mission découle aussi la méthode appropriée. Certes, Pierre et Paul - et bien d’autres messagers de la première heure - ont utilisé les moyens existants, mais ils ont annoncé le Royaume en faisant place à Celui qui est la Vie. Cette expropriation de soi, en l'offrant au Christ pour le salut des hommes, est la condition fondamentale d'un authentique engagement pour l'Evangile (Jn 5, 43). L’attitude du Christ, qui ne parle pas en son nom mais au nom de son Père, montre la forme de vie des Apôtres. Mieux encore, annoncer n'est pas uniquement une façon de parler, mais une façon de vivre : vivre dans l'écoute et se faire la voix du Père : « il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu'il entendra, il le dira », dit le Seigneur, à propos de l'Esprit Saint (Jn 16, 13). Cette forme christologique et pneumatologique de l'évangélisation est en même temps une forme ecclésiologique[5]. C’est au Nom de Jésus que les Apôtres accomplissent les guérisons et d’autres prodiges (Ac 3, 6 ; 4, 10…). Beaucoup de nos pasteurs aujourd’hui versent facilement dans l’auto-célébration, au lieu d’annoncer le Logos. Au lieu de nourrir les âmes de la Parole, on froisse, on blesse, on moralise. Cette frivolité désarçonne les fidèles. Quand ils s'aperçoivent que quelqu'un ne parle qu'en son propre nom et en s'inspirant seulement de sa propre personne, ils comprennent alors que c'est trop peu et qu'il ne peut pas être ce qu'ils recherchent. Cependant, là où une autre voix, celle du Christ, retentit dans une personne, s'ouvre alors la porte de la relation que l'homme attend. De cette attitude de l'expropriation de soi découlent des conséquences très pratiques. Toutes les méthodes raisonnables et moralement acceptables doivent être exploitées. Mais les discours et tout l'art de la communication ne peuvent atteindre la personne humaine, à la profondeur de laquelle doit arriver l'Evangile. L’Évangile de Saint Luc présente un Jésus toujours en prière (Lc 3, 21 ; 6, 12 ; 9, 18, 28-29 ; 11, 1 ; 22, 39-46 ; 23, 34…). Jésus devait acquérir ses disciples de Dieu. Les Apôtres, dans les Actes, vont suivre cet exemple du Maître (Ac 1, 24-26 ; 2, 42 ; 3, 1 ; 4, 24-31 ; 6, 4/6 ; 9, 11 ; 12, 5…). Toutes les méthodes sont vides sans le fondement de la prière. La parole de l'annonce doit toujours baigner dans une intense vie de prière. Il faut y ajouter un élément supplémentaire. Le Jésus lucanien est en route, un chemin vers la croix, une ascension vers Jérusalem. Jésus va racheter le monde par sa souffrance et sa mort. Au début de l'évangélisation, la dimension de la croix apparait dans la vie des Apôtres. Le succès de leur mission ne fut pas le fruit d'une grande habileté rhétorique ou de la prudence pastorale ; leur fécondité fut liée à leur souffrance, à leur communion dans la passion du Christ (cf. Ac 4 ; 5 ; 6, 7 ; Ac 12 ; Ac 16 ; 21 ; Ac 22 …). Les caractéristiques de la mission Les destinataires du message : les personnes, les circonstances et les lieux La mission des Apôtres fut proclamée dans un cadre bien déterminé. Elle a dû s'adapter à des publics variés : la Bonne Nouvelle fut ainsi annoncée à des auditoires bien différents (Ac 3, 39 : veuves ; Ac 10, 34-48 : officiers ; Ac 26, 2 : rois ; Ac 24, 10 : gouverneurs ; Ac 17, 18 : philosophes…). Aussi, la proclamation prit des formes différentes en fonction des auditoires. Ainsi, pour les Juifs, qui attendaient le Messie, on s'attachait à démontrer que Jésus était bien le Messie annoncé par les Écritures. La forme de prédication était tout autre lorsqu'elle s'adressait aux païens. Ces derniers ne connaissaient en effet ni le Dieu créateur raconté par la Bible, ni l'histoire du salut. Il était donc impossible d'argumenter pour ces auditoires de la même façon que pour les Juifs : il fallait d'abord les amener à reconnaître le Dieu unique et leur expliquer ensuite que Jésus était le Messie de Dieu. Le discours de Paul à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 22-31), centre universitaire et modèle de la culture hellénistique, témoigne de l'adaptation de la prédication missionnaire à des auditoires divers ; il montre précisément comment un auteur s'emploie à rendre le message chrétien accessible à des auditeurs ignorant la tradition religieuse juive. La réalité et le contenu du message restent les mêmes, mais sa forme change, s'adaptant à l’univers culturel de ses destinataires. Si le discours emprunte certains éléments à la culture hellénistique, allant jusqu'à reprendre des formules quasi panthéistes, il les replace dans le cadre d'une pensée biblique, sauvegardant toutefois la fidélité au Dieu créateur et sauveur. Le récit de la Pentecôte y joue un rôle essentiel : dès l'origine, il installe la parole chrétienne dans une situation de traduction. La Parole est destinée à être entendue de tous, proches et lointains, chacun dans sa propre langue. Mais, ce « Chacun les entendait parler en son propre idiome » (Ac 2, 6) manifeste aussi un autre don caractéristique de l'Esprit Saint : l’unité que crée l’universalité de la Bonne Nouvelle. En surmontant la rupture initiale de Babel, l'Esprit ouvre les frontières. Le peuple de Dieu, qui avait trouvé au Sinaï sa première forme, est alors élargi au point de ne connaître plus aucune frontière. Le nouveau peuple de Dieu, l'Eglise, est un peuple qui provient de tous les peuples. L'Eglise est catholique dès le début ; telle est son essence la plus profonde (1 Co 12, 13). Elle doit toujours redevenir ce qu'elle est déjà : elle doit ouvrir les frontières entre les peuples et abattre les barrières entre les classes et les races. Le Paraclet comme agent principal de la mission En continuité avec l’évangile de Luc (Lc 6, 13), les Actes des Apôtres présentent sur le vif l'interpénétration entre l'Esprit, les envoyés du Christ et la communauté qu'ils ont rassemblée. Grâce à l'action du Paraclet, les Apôtres et leurs successeurs peuvent réaliser dans le temps la mission reçue du Ressuscité : « Mais vous allez recevoir une force, celle du Saint-Esprit, qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). Et cette promesse, au début incroyable, s'est déjà réalisée à l'époque des Apôtres : « Quant à nous, nous sommes les témoins de tout cela, avec l'Esprit Saint, que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent » (Ac 5, 32).[6] C'est donc l'Esprit lui-même qui, à travers l'imposition des mains et la prière des Apôtres, consacre et envoie les nouveaux missionnaires (Ac 13, 3sq). Il est intéressant de noter que, alors que dans certains passages on dit que Paul établit les prêtres dans les Eglises (Cf. Ac 14, 23), l’on affirme ailleurs que c'est l'Esprit qui constitue les pasteurs du troupeau (C=$^)f. Ac 20, 28). L'action de l'Esprit et celle de Paul apparaissent ainsi profondément interpénétrées. A l'heure des décisions graves pour la vie de la communauté, l'Esprit est présent pour la guider (Ac 15, 28). Les contenus essentiels de la mission Le Royaume de Dieu/Jésus-Christ Le théocentrisme est fondamental dans le message de Jésus, et il est aussi au cœur de la mission des Apôtres (Ac 1, 3 ; 8, 12 ; 28, 31…). La parole clef de l'annonce de Jésus est le Royaume de Dieu. Or, le Royaume de Dieu n'est pas une chose, une structure sociale ou politique, une utopie. Le Royaume de Dieu, c’est Dieu, le Dieu qui est présent et qui agit dans le monde. Dieu n'est pas une lointaine « cause ultime », Dieu n'est pas le « grand architecte » du déisme, qui a monté la machine du monde et qui se trouverait maintenant en dehors[7]. Bien au contraire, Dieu est la réalité la plus présente et décisive dans chaque acte de vie, à chaque moment de l'histoire. Le thème de Dieu se concrétise dans celui de Jésus-Christ (Ac 2, 22 ; 5, 40-42 ; 8, 25 ; 28, 23) : Dieu a ressuscité Jésus pour en faire le Premier-Né d’une multitude de frères et sœurs, même si Paul pressent que celui-ci est difficile à entendre pour les Grecs. En effet, on se moque de lui, mais ce n’est pas l’échec total, étant donné que naît, à Athènes, une petite communauté chrétienne : Denys, Damaris et quelques autres (Ac 17, 32- 34). Paul VI écrivait dans Evangelii Nuntiandi : « Il n’y a pas d’évangélisation vraie si le nom, l’enseignement, la vie, les promesses, le Règne, le mystère de Jésus de Nazareth Fils de Dieu ne sont pas annoncés ». La conversion Le fruit de cette première annonce de l’Église est la conversion (Ac 2, 38 ; 11, 18), parce qu’elle est la première annonce de l’Évangile : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Cf. Mc 1, 15). Le mot grec renvoie au fait de repenser, de remettre en question son propre mode de vie et le mode de vie ordinaire, de laisser entrer Dieu dans les critères de sa propre vie, de ne plus juger uniquement selon les opinions courantes. Autrement dit, il s’agit de rechercher un nouveau style de vie, une vie nouvelle[8]. Tout cela n'implique pas de moralisme. En effet, réduire le christianisme à la moralité, reviendrait à perdre de vue l'essence même du message du Christ. Celui qui se convertit au Christ n'entend pas se créer une autarchie morale bien à lui, il ne prétend pas construire sa propre bonté par ses propres forces[9]. La conversion (métanoia) signifie précisément l'opposé : sortir de l'autosuffisance, découvrir et accepter son indigence, l’indigence des autres, et de reconnaître la bonté des autres et de l'Autre, la force de son pardon, de son amitié. La vie non-convertie est autojustification (je ne suis pas pire que les autres) ; la conversion est l'humilité de s'en remettre à l'amour de l'Autre, un amour qui devient mesure et critère de sa propre vie. Arrêtons-nous là et concluons ! En fin de compte, que veut nous dire le livre des Actes des Apôtres ? Le message est clair et simple : le salut de Dieu est pour tous ; la mission de Jésus concerne l'humanité tout entière, et l'Eglise reçoit donc une responsabilité pour toute l'humanité, afin que cette dernière reconnaisse Dieu, ce Dieu qui, pour toute chair, s'est fait homme en Jésus Christ, a souffert, est mort et ressuscité. Même au cœur d’un monde qui la regarde comme une réalité susceptible de déranger, l'Eglise doit continuer à être au service de la Vérité ; elle ne doit jamais se contenter de l'assemblée de ceux qu'elle a réussis à atteindre à un certain moment. L'Eglise ne peut pas se retirer commodément dans les limites de son propre domaine. Elle est chargée de la sollicitude universelle, elle doit se préoccuper pour tous et de tous. Raphaël BAZEBIZONZA sj [1] Vatican II, Ad gentes, 2. [2] Paul VI, Evangelii Nuntiandi, 14. [3] Cf. Daniel Marguerat, Les Actes des Apôtres (1-12), Volume 1. Commentaire du Nouveau Testament, Labor et Fides, 2007. [4] Il convient de signaler que la tradition kérygmatique dans les Actes concerne essentiellement les discours où Luc reproduit les premières prédications chrétiennes. Les plus importants : Actes 2, 14-41 ; 3, 12-26 ; 4, 8-12 ; 5, 29-32 ; 13, 16-41 ; 14, 15-17 ; 17, 22-31. [5] Joseph Ratzinger, Intervention lors du Jubilé des catéchistes, 10 décembre 2000. [6] Benoit XVI, Audience générale, 26 Avril 2006. [7] Joseph Ratzinger, Intervention lors du Jubilé des catéchistes, 10 décembre 2000. [8] Joseph Ratzinger, Intervention lors du Jubilé des catéchistes, 10 décembre 2000. [9] Ibid. |