Pas de table eucharistique qui n’appelle à la table du pain quotidien

 

Pas de table eucharistique qui n’appelle à la table du pain quotidien (Solennité du Très Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ – Année C)

 

 

Textes : Gn 14, 18-20 ; Ps 109 ; 1 Co 11, 23-26 ; Lc 9, 11-17

 

Après le dimanche de la Sainte Trinité, l’Eglise célèbre la solennité du Très Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ. La célébration de cette année prend une coloration particulière, avec l’Année de la foi, décrétée par le Pape Benoît XVI, et que le Pape François poursuit en nous proposant, pour ce dimanche, une heure d’adoration, en communion avec tous les évêques et leurs diocèses respectifs. Ainsi l’Eglise universelle se trouvera réunie autour de ce foyer ardent de charité qu’est le cœur du Christ, que l’Eucharistie, dans les signes du Pain et du Vin qui deviennent Corps et Sang du Christ, continue à faire scintiller pour notre salut.

L’épisode de Melkisédek, insolite dans le livre de la Genèse, contient beaucoup d’enseignements qui peuvent aider notre méditation en cette fête du Très Saint Sacrement. Cet épisode marque une rencontre entre Abraham, qui vient d’une expédition de laquelle il sort victorieux, et Melkisédek, roi de Salem et grand prêtre du Dieu Très Haut. En cette rencontre, Melkisédek fait apporter du pain et du vin. Nous pouvons déjà y percevoir une préfiguration de l’Eucharistie, surtout lorsqu’on y ajoute la bénédiction. Celle-ci, de son côté, est une parole irrévocable (Cf. l’épisode de Jacob, par rapport à son frère Esaü - Gn 27, 33), censée transmettre l’effet qui y est exprimé. Melkisédek y joue son rôle de grand prêtre ; ce que fera le Christ avec le pain et la coupe, lors de la dernière Cène, mais surtout avec son corps immolé sur la croix pour le salut du monde.

A ce roi et grand prêtre, Abraham offre la dîme de son butin, en reconnaissance de la bénédiction qu’il a reçue. Cela est aussi, à son tour, bénédiction. La dîme est la part que l’Israélite pieux réservait à son Dieu et le lui offrait à son temple. Ainsi, il confessait sa dépendance et sa reconnaissance vis-à-vis de Dieu.

Tout cela représente des attitudes tout à fait eucharistiques. Le Christ s’offre pour le salut de l’homme, et celui-ci le lui rend en gratitude et en reconnaissance. Ainsi, l’Eucharistie est bénédiction, action de grâce.

La tradition biblique appliquera l’image de Melkisédek à David, celui par qui prendra naissance la promesse messianique. C’est ce qui apparaît dans le Ps 109 (110) que la liturgie propose à notre méditation. Lui, David, sera aussi compris comme prêtre à jamais selon l’ordre de Melkisédek. Le prêtre est celui qui assure la médiation entre Dieu et les hommes dans les deux sens, ascendant et descendant. Et lorsque cette image sera appliquée au Christ par la communauté chrétienne, celui-ci sera reconnu comme le grand prêtre par excellence qui est entré dans le saint des saints, dans le ciel même (Hé 7).

 Dans l’extrait de la Première Lettre de Saint Paul aux Corinthiens, que nous lisons ce dimanche, nous pouvons retrouver ces actions que nous avons rencontrées dans l’épisode de Melkisédek, notamment le pain et la coupe de vin, l’action de grâce, la bénédiction. La liturgie chrétienne plonge ses racines dans la tradition juive. Mais les chrétiens reliront le tout à travers la personne du Christ. C’est lui qui en devient le centre. Les réalités qui n’étaient que préfigurées dans l’Ancienne Alliance, s’accomplissent et s’actualisent avec le Christ. Au niveau spirituel, il est très intéressant de reconsidérer cette préface que nous lisons pendant le temps de Pâques : « Quand il (le Christ) lire son corps sur la croix, tous les sacrifices de l’Ancienne Alliance parviennent à leur achèvement ; et quand il s’offre pour notre salut, il est à lui seul l’autel, le prêtre et la victime ».

Mais la tradition que transmet Paul contient une autre réalité dont on ne pouvait pas encore sonder la profondeur : l’aspect de pérennité et de réalisation actuelle, bref, de mémorial. Cette action du Christ, reprise chaque fois par la communauté chrétienne, renouvelle le sacrifice du Christ. C’est cela que l’on appelle sacrement, c’est-à-dire un signe visible et efficace, qui rend actuelle la grâce qu’elle contient en vue du salut. Désormais, la communauté chrétienne se réalisera autour de la célébration du mémorial eucharistique. A travers lui se renouvelle, pour nous, l’offrande de la vie du Christ à son Père pour le salut du monde. L’Eglise comprendra l’Eucharistie comme le sacrement à travers lequel elle se réalise, se constitue et se manifeste au monde. Avec l’Eucharistie, le sacrifice du Christ vient s’introduire au cœur du monde, au cœur de l’histoire humaine, pour y répandre la grâce du salut.

L’Evangile de Luc, de son côté, nous place au cœur du miracle de la multiplication des pains. Dans un lieu désert, Jésus est en train de parler du règne de Dieu et de guérir ceux qui en ont besoin. Les disciples manifestent leur inquiétude sur la situation concrète de la foule : elle a faim. Il faut la renvoyer pour qu’elle aille se procurer à manger. Jésus, lui, renvoie les douze à leur propre responsabilité, celle de donner du pain à cette foule. A la réponse de n’avoir que très peu de chose (cinq pains et deux poissons), Jésus les prend et accomplit l’inattendu pour les disciples et pour la foule : tous mangent à leur faim, et il y a même des restes. L’action de Jésus a tout d’une saveur d’eucharistie. Il prend les cinq pains et les deux poissons, lève les yeux au ciel, les bénit, les rompt et les donne.

La table eucharistique, qui constitue le centre de la célébration liturgique de la communauté chrétienne, s’enrichit d’une autre table : la table du pain quotidien, celle dont le corps a besoin pour sa vie physique. C’est de ce pain là que les disciples se préoccupent. C’est pour ce pain là qu’ils ont demandé à Jésus de renvoyer la foule. C’est pour ce pain là que leur préoccupation rencontre la préoccupation du Christ. C’est, enfin, pour ce pain que leur propre responsabilité a été vivement sollicitée. Il ne peut pas y avoir, pour l’Eglise, une table eucharistique qui n’appelle jamais à la table du pain quotidien, la table du besoin des pauvres de tous les temps. L’Eglise ne cesse, elle-même, de prendre conscience de cette réalité. Elle y travaille, pourvu qu’elle ne s’arrête jamais.

En célébrant aujourd’hui le mystère du Corps et du Sang du Christ, c’est à tout cela que nous pensons, c’est tout cela que nous portons dans notre cœur et que nous déposons aux pieds de l’autel où le Christ s’immole encore et toujours pour le salut du monde.

                                                                                                      Abbé Ildevert M. MOUANGA

                                                                                                      Grand Séminaire E. BIAYENDA

                                                                                                      Brazzaville