La véritable immortalité

 

La véritable immortalité (Commémoration des fidèles défunts – Année A)

Textes : Sg 4, 7-15 ; Ps 23 ; Rm 5, 5-11 ; Mt 11, 25-30

« Dieu a créé l’homme pour une existence impérissable » rapporte le livre de la Sagesse (Sg 2, 23). L’espérance d’une vie éternelle n’est pas une invention de l’Église ou de nos ancêtres pour nous consoler de la disparition des êtres chers, une façon de conjurer la peur. Depuis l’origine, les hommes et les femmes de différents horizons de pensée et de cultures vivent de cette espérance. Il y a en nous quelque chose d’immortel. Il y a en l’homme une réelle soif d’absolu ! Et tout homme veut vivre pour l’éternité. La médecine, en fin de compte, cherche à renvoyer la mort le plus loin possible. Nous ne voulons pas mourir ; surtout celui qui nous aime ne veut pas que nous mourions. Pourtant, la réalité de la mort nous rattrape. La mort nous affecte tous. Que vous soyez noir ou blanc, jeune-homme ou vieux, pauvre ou homme d’affaires. La médecine peut tout faire pour la contrecarrer, mais l'éliminer complètement du chemin de l’homme n'est pas dans nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure de prolonger ses jours. Pas même ceux qui modifient les textes fondamentaux de leurs pays ou de leurs groupes pour se donner l’illusion qu’ils ne transiteront pas.

Aujourd’hui, souvenons-nous de ceux et celles qui sont partis, sans leur assentiment. Pensons à eux dans les moments où nous sommes présomptueux et portés à la jouissance, pour apprendre à respecter les limites et à voir la superficialité de tous les biens purement matériels. Qu’on le veuille ou pas, la mort nous contraint à regarder la réalité en face ; elle nous pousse à reconnaître la caducité de ce qui apparaît grand et fort aux yeux du monde. Non, il n’est pas possible de vivre indéfiniment sans jamais voir la fosse. Nul, en effet, ne peut racheter son frère ni payer à Dieu sa rançon : aussi cher qu’il puisse payer, toute vie doit finir (Ps 48). Nous le voyons bien que l’espérance de départ est mise en mal ici. Que dois-je espérer, en effet, si la mort ne me colle pas la paix ? C’est quoi ce sentiment d’immortalité qui m’habite, cette trace d’absolu qui en moi crie éternité ?

La première lecture tirée du Livre de la Sagesse nous parle de la bonne mort. L'âge vénérable n'est pas seulement le grand âge, mais la sagesse et une existence exemplaire. Et si le Seigneur rappelle à lui un juste prématurément, c'est qu'il a pour lui un dessein de prédilection qui nous est toujours inconnu : la mort prématurée d'une personne qui nous est chère devient une invitation à ne pas nous attarder à vivre de manière médiocre, mais à tendre au plus vite à la plénitude de la vie. C’est la perspective de la mort qui convainc mon existence à être en acte ce qu’elle n’était qu’en puissance : une existence « authentique » (Heidegger), et par là unifie toute la structure de mon être. Dans ce sens, la mort acquiert une fonction décisive dans la construction de l’homme intérieur et extérieur comme totalité authentique : en s’anticipant dans sa propre mort à temps ou à contretemps, l’homme n’est plus dispersé et fragmenté dans ses possibilités virtuelles particulières, mais unifié, récapitulé.

Mais retournons aux choses même. Il y a, dans le texte de la Sagesse, une veine de paradoxe que nous retrouvons également dans le passage évangélique. Une opposition ressort des deux lectures entre ce qui apparaît superficiel au regard des hommes et ce que Dieu considère en nous. Pour les hommes, celui qui vit longtemps est béni. Mais pour Dieu, plus que le nombre d’années, c’est la rectitude du cœur qui compte, la profondeur avec laquelle on habite le monde et les événements. Le monde donne du crédit aux « sages », aux puissants qui nous offrent des faveurs qu’ils ont volées dans la bourse commune, quand Dieu préfère les « petits ». L'enseignement général qui en découle est que la réalité a deux facettes : une facette vraie et éternelle, l'autre marquée par la finitude, l'éphémère et l'apparence. À ce point, il est important de préciser que ces deux facettes ne se succèdent pas dans le temps (il nous faut sortir de cette notion de temporalité), comme si la vraie vie ne commençait qu'après la mort. En réalité, la vie véritable commence dès ici-bas, entres les consolations de Dieu et les désolations de notre histoire ; la vie éternelle surgit dans la mesure où nous nous laissons embrasser par Dieu. Dieu est le Seigneur de la vie et en Lui, « nous avons la vie, le mouvement et l'être » (Ac 17, 28). Le Christ, le premier, a vécu dans le mystère de sa pâque, cette vérité. Et face à la mort, notre regard d’espérance solide se fonde sur Lui. Alors, la mort ouvre à la vie, à celle éternelle qui « n'est pas une succession continue des jours du calendrier, mais quelque chose comme le moment rempli de satisfaction, dans lequel la totalité nous embrasse et dans lequel nous embrassons la totalité » (Spe Salvi, 12).

La véritable immortalité à laquelle nous aspirons tous n’est plus une idée vague, un concept, mais une relation de communion pleine avec le Dieu vivant : cela signifie demeurer dans ses mains, dans son amour, et devenir en Lui une seule chose avec tous les frères et les sœurs qu’Il a créés et rachetés, avec toute la création. Dans le Psaume responsorial, nous répétons ces paroles réconfortantes : « Oui, grâce et bonheur me pressent / tous les jours de ma vie ; / ma demeure est la maison de Yahvé / en la longueur des jours » (Ps 23[22], 6). C’est la vie qui atteint toute sa mesure : celle en Dieu ; une vie que nous ne pouvons à présent qu’entrevoir, comme on entrevoit le ciel serein à travers le brouillard. Toute vie doit finir, nous sommes un peuple en transit. Seul Dieu demeure, seul Dieu est la vie qui ne finit jamais. La nôtre est une vie de participation, donnée « ab alio », aussi un homme ne peut-il arriver à la vie éternelle que grâce à la relation particulière que lui a donnée son Créateur. La seconde lecture nous parle de cette relation qu’éclate dans l’événement Jésus qui « a donné sa vie pour nous ». Voici que dans l’offrande du Fils se manifeste une démesure qui nous rappelle l’amour généreux de Dieu, son amour gratuit. Si Dieu nous a aimés gratuitement, nous aussi pouvons-nous laisser impliquer par ce mouvement oblatif, et faire de nous-mêmes un don gratuit pour les autres. De cette manière, nous demeurons en Dieu comme il a voulu demeurer en nous, et nous passons de la mort à la vie comme Jésus Christ, qui a vaincu la mort par sa résurrection, grâce à la puissance glorieuse de l'amour du Père céleste.

Nous voulons aujourd’hui prier Dieu, le Père de toutes bonté et miséricorde afin que, la rencontre avec le feu de son amour purifie nos frères et sœurs défunts de toute imperfection et les transforme en louange de sa gloire. Nous voulons également prier nous-mêmes, encore pèlerins sur la terre, pour que nous conservions toujours le regard et le cœur tournés vers le but ultime auquel nous aspirons, la vie éternelle. Amen.

Père Raphaël BAZEBIZONZA, sj.