La famille, lieu de l’entente et de la réconciliation (Gn 13,1-13 ; 33,1-11)

 

La famille: lieu de l’entente et de la réconciliation (Gn 13,1-13 ; 33,1-11)

Cette année, l’Eglise nous propose d’avoir un regard particulier sur la famille. Pour ce qui concerne l’Eglise du Congo, l’Assemblée plénière des Evêques de mai dernier avait porté sur ce thème : « La famille congolaise et le dessein de Dieu : Défis, enjeux et perspectives pastorales ». L’Assemblée générale des Evêques de l’ACERAC, qui s’est tenue à Brazzaville au mois de juillet dernier, a eu le même thème. Enfin, une Assemblée générale du Synode des Evêques vient de se tenir à Rome également sur le thème. Ceci montre l’importance que l’Eglise accorde à l’institution familiale. D’ailleurs, la réflexion se poursuivra jusqu’à l’assemblée synodale de l’année prochaine. En même temps, cela manifeste la crise profonde qui secoue la famille. Le monde occidental, par exemple, ne s’empêche plus de reconnaître le « mariage » des personnes homosexuelles.

Il arrive souvent, par ailleurs, qu’en parlant de la famille, on s’intéresse beaucoup plus aux problèmes du mariage. Tout en le considérant comme un aspect important, parce qu’il est à la base de la famille, le mariage n’épuise pas à lui seul la vaste problématique de la famille. Il est tout aussi urgent d’aborder les autres aspects de la réalité familiale, comme la fraternité. Au moment où l’Afrique connaît des mutations profondes qui affectent toutes les dimensions sociales, il nous paraît important de réfléchir sur la relation fraternelle, qui est fondamentale dans le circuit des rapports familiaux.

La Bible, de son côté, présente la réalité familiale dans sa complexité. Par exemple, aussitôt après le récit de la chute des premiers parents (Gn 3), le livre de la Genèse présente le meurtre d’Abel par Caïn (Gn 4,1-16). La crise entre au cœur de la première famille humaine. Dans le même sillage, on peut citer la violence faite sur Tamar, fille de David, par son demi-frère Amnon (2 S 13,1-21), etc. Mais à côté des cas de ce genre, on trouve aussi beaucoup d’exemples positifs pour la famille.

C’est dans ce sens que nous avons voulu choisir particulièrement deux textes, tous deux tirés du livre de la Genèse (13,1-13 et 33,1-11). Dans le livre de la Genèse prend place la figure des patriarches. Ceux-ci sont accompagnés de leurs familles respectives. Abraham sera mentionné avec sa femme Sara et son neveu Loth. Isaac est mentionné avec sa femme Rebecca et ses deux fils : Esaü et Jacob, etc. A côté de ceux-ci, seront cités de nombreux serviteurs. La situation paraît bien correspondre à la situation de la famille en Afrique. En effet, malgré la marche irréversible vers une nucléarisation de plus en plus acceptée de la famille (la relation père/mère-fils/fille devient de plus en plus importante), la notion de famille large (qu’on a d’ailleurs appris à appeler « famille africaine ») subsiste et continue à poursuivre son cours. C’est une complexité qu’il faut prendre en compte et sur laquelle il faut réfléchir.  Dans cette réflexion, nous allons nous appesantir sur la relation fraternelle.

1 - La séparation d’Abraham d’avec Loth (Gn 13,1-12)

Le récit de la séparation d’Abraham avec Loth est le premier récit de séparation dans l’histoire du patriarche. Une autre se produira, celle d’avec Agar et Ismaël (Gn 21,1-21). J.-L. Skai voit, à travers cette série de séparation, le raffinement du choix d’Isaac comme fils héritier de l’alliance de Dieu avec Abraham. Plusieurs candidats seront écartés (Loth, Eliezer, Ismaël) ; seul Isaac restera[i].

Comme dans le récit de la vocation d’Abraham (Gn 12,4.5), ce texte commence par signaler sa compagnie (Gn 13,1). Loth, neveu d’Abraham (fils de son frère, Haran – Cf. Gn 11,27b) y est signalé. En dehors de la compagnie d’Abraham, on signale aussi l’importance de sa possession (v. 2). Pareillement, Loth est mentionné comme ayant de grands biens (v. 5), à tel point que le pays ne pouvait plus suffire pour eux deux. Cela devint un motif de querelles (rîb[ii])  entre les bergers d’Abraham et ceux de Loth. Il faut aussitôt préciser que le contentieux n’est pas direct, mais à travers les bergers de l’un et de l’autre, ce sont les deux maîtres qui entrent en conflit.

Le règlement du conflit est placé sous la conduite d’Abraham qui propose une séparation à l’amiable. Dans le règlement du conflit, Abraham fait le plus de concessions possibles à son neveu Loth, à qui il demande de se séparer de lui. Pour cela, il lui montre tout le pays qui est en présence de lui. Et Loth choisira la meilleure part, la zone la mieux irriguée, la région du Jourdain que l’on qualifie « comme un jardin du Seigneur » (13, 10 ; Cf. 2, 8). La raison pour laquelle Abraham refuse la querelle, c’est le lien de famille. Ce lien est qualifié de fraternité : « Nous sommes frères » (13, 8). Frère est un mot qui dit la relation de sang entre deux personnes nées de même père et/ou de même mère. Il sert aussi à désigner la personne de même religion, ou de même nation, ainsi que sa descendance [iii]. Querelles et disputes peuvent tuer la fraternité. Abraham, par son intervention, sauvera le lien fraternel. Mais il ne s’arrêtera pas à ce premier geste. Plus tard, lorsque Sodome et Gomorrhe, localités où s’était installé Loth, seront en danger, Abraham ira secourir son neveu (Gn 14, 12-16), puis une autre fois, il intercèdera pour elles, afin que le Seigneur ne les détruise pas (Gn 18, 17-33).

En conséquence, lorsque la séparation est pacifique, elle garantit l’amour et le respect, et préserve la fraternité. Mais lorsqu’elle est violente, elle peut détruire la famille. Abraham fait, sans trop le savoir, un choix conforme à la volonté de Dieu qui conduit l’histoire humaine.

Il va falloir relever un élément important : le lien entre dévotion et vie sociale. Au v. 4, on mentionne le fait qu’Abraham, dans ses pérégrinations, revint à l’endroit où il avait bâti auparavant un autel, entre Béthel et Aï. Et là, il invoque le nom du Seigneur. Ce n’est qu’après cela qu’on souligne le conflit qui arrive entre les deux parents. Nous pouvons donc tirer une conséquence : celui qui invoque le nom du Seigneur, doit toujours sauvegarder l’entente et la paix, à commencer par sa famille. La lettre aux Ephésiens demandera aux chrétiens de s’appliquer à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix (4, 3). Cette exhortation est faite loin du contexte familial, certes, mais la communauté chrétienne est édificatrice de fraternité ; elle est aussi famille.  

2 - La réconciliation entre Jacob et Esaü (Gn 33,1-11)

Le second texte présente une situation de réconciliation entre deux frères, les fils d’Isaac, Esaü et Jacob. Toutefois, on n’y rencontre pas le mot réconciliation. Ce qui nous préoccupe, c’est l’illustrer de la réalité par un texte. La dissension entre Jacob et Esaü est bien connue des lecteurs de la Bible, plus que leur réconciliation. Ainsi, en parler, nous aide toujours à mieux connaître le texte biblique.

Du texte, il ressort que la réconciliation entre les deux frères est avant tout œuvre de Dieu. C’est lui qui prépare l’événement (Gn 31, 3 ; 32, 4-22). Elle est aussi une œuvre de Jacob qui, héritier de la bénédiction et de la promesse faite à Abraham et Isaac, prend l’initiative d’aller à la rencontre de son frère. La promesse ne se réalisera qu’en relation avec la terre. Le texte met en exergue comment Jacob mène de bout en bout la situation. Il doit s’abaisser devant Esaü, en lui faisant tous les égards, jusqu’à lui rendre « la bénédiction » ; c’est-à-dire la part de biens qu’il a reçue par la bienveillance que Dieu lui a faite en travaillant chez Laban.

Le texte n’hésite pas non plus à présenter les écueils possibles à une telle démarche. Jacob a peur, et il essaie de prendre quelques dispositions. Mais il doit aller jusqu’au bout de sa démarche, en se confiant en ce Dieu en qui il croit, de qui il a reçu la promesse (Gn 32, 10-13.24-33). Il faut donc se décider de rompre l’inimitié pour rétablir la paix. Et pour cela, il faut savoir créer le climat propice. En cela aussi, Jacob est patriarche. Le manque de réconciliation aurait dû ternir sa figure comme patriarche[iv].

Esaü de son côté ne manque pas de biens. Bien que la bénédiction paternelle soit plutôt impartie à son frère, Dieu l’a aussi comblé. Il vient avec quatre cents hommes (Gn 32, 7 ; 33,1). Il refuse le présent de son frère, parce qu’il en a suffisamment (33, 9). Au chapitre 36, on le présentera aussi comme quelqu’un qui a de grands biens et qui doit se séparer de son frère, parce que le pays n’aurait pas suffi pour eux deux (Gn 36, 6-8 ; Cf. Gn 13, 1-18)[v]. Les deux frères ne se rencontrent plus à partir de ce moment-là, jusqu’à l’ensevelissement de leur père (Gn 35, 29)[vi].

Ce récit pourrait aussi réparer l’aversion d’Israël vis-à-vis des autres peuples (exemple, Edom) que l’on rencontre beaucoup chez les auteurs exiliques postexiliques. Le Deutéronome et les livres qui dépendent de lui s’inscrivent souvent sur cette ligne. Par conséquent, la réconciliation avec Esaü devrait renforcer l’image patriarcale de Jacob qui tient à se réconcilier à tout prix avec son frère[vii], sous-entendu avec les autres peuples. Ceci ouvrirait une page d’universalité dans l’histoire de Jacob. La réconciliation devient alors une nécessité pour continuer l’histoire d’Israël, cette fois-ci à l’égard des autres peuples.

La littérature sapientielle, plus ou moins tardive, montre souvent que les conflits entre frères ne sont pas une bonne chose (Pr 6, 16-19). Si on regarde du côté de ces principes éthiques, l’image de Jacob ne serait plus un modèle sans cette réconciliation[viii]. La Bible s’inscrit de manière constante dans la perspective de la réconciliation, ce qui n’est pas toujours le cas dans les autres écrits antiques d’Israël. Le livre des Jubilés (apocryphe du 2ème siècle av. J.C.), qui est une sorte de midrash agadah, raconte l’histoire de Jacob et Esaü en privilégiant la guerre. Au cours de celle-ci, Esaü est percé sur la poitrine par une flèche de Jacob (37 ; 38, 1-4)[ix]. La rencontre entre les deux frères, après que Jacob a traversé le Yabboq, il ne la raconte qu’en un demi verset (29, 13). Ainsi, la réconciliation est vitale pour la tradition biblique.

En conclusion de cette réflexion sur les relations familiales, et particulièrement la relation de fraternité, on peut évoquer ce passage de l’Evangile de Matthieu qui, bien que ne s’inscrivant pas avant tout dans un contexte de vie familiale, concerne une manière de vivre la justice du royaume  au sein de la communauté de la nouvelle alliance (Mt 5, 38-42). Jésus y enseigne de savoir aller au-delà de toute colère, et même de toute vengeance pour désamorcer la dynamique de la violence. C’est cela qui fait vivre la fraternité dans un cadre de famille. A la base de tout cela se trouve le refus de toute violence. Celle-ci est en effet destructrice. Le monde ne manque pas de faire l’éloge des pacifistes. Le Christ a appris à ses disciples de répondre à toute haine, à toute violence par l’amour et le pardon. C’est cela qui garantit le lien fraternel et qui fait vivre la famille.

 

Abbé Ildevert M. MOUANGA

Grand Séminaire Emile BIAYENDA

Brazzaville

 



[i] Cf. J.-L. Ska, Introduzione alla lettura del Pentateuco. Chiavi per l’interpretazione dei primi cinque libri della Bibbia, Bologna, EDB, 2000, p. 36.

[ii] Ce mot ici peut revêtir une grande importance, dans la mesure où il indique non seulement la querelle entre deux personnes, mais aussi la cause, le procès que l’on peut avoir au niveau d’un tribunal (cf. A. Marchadour, Genèse, Paris, Bayard – Centurion, 1999, p. 145).

[iii] Dans le Deutéronome, on appelle les habitants de Séïr, descendants d’Esaü, des frères des Israélites, descendants de Jacob (Dt 2,1-8).

[iv] Cf. M. Rose, Une herméneutique de l’Ancien Testament. Comprendre – se comprendre – faire comprendre, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 334.

[v] Il s’agit ici d’un récit probablement d’origine édomite qui cherche à embellir la face d’Esaü.

[vi] Cf. M. Rose, Une herméneutique de l’AT, p. 332.

[vii] Ibidem, p. 333.

[viii] Ibidem, pp. 333-334.

[ix] A. Caquot, « Jubilés. Textes traduits, présentés et annotés par », in A. Dupont-Sommer – M. Philomenko (sous la direction de), La Bible. Ecrits intertestamentaires, Gallimard, Paris 1987, pp. 627-810.